Politique

Vers une transmission de patrimoine en Corse

Son futur statut élargit les responsabitités de la Région dans ce domaine

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 31 août 2001 - 1680 mots

CORSE

Si de nombreux points restent en suspens, le projet de loi relatif à la Corse propose d’étendre le transfert de compétences en matière de patrimoine, réalisé dans le cadre du précédent statut de 1991. Bien que le bilan de l’action régionale apparaisse pour le moins mitigé, les élus insulaires estiment que le texte adopté le 22 mai dernier ne va pas assez loin, et exigent plus d’autonomie. Face à cette position maximaliste, le ministère de la Culture souhaiterait contenir l’expérience dans le cadre d’une décentralisation culturelle contrôlée.

À l’issue du colloque international “Corsica christiana”, qui s’est tenu à Corte du 30 juin au 4 juillet, les participants ont adopté une motion appelant la Collectivité territoriale de Corse (CTC) à créer une authentique Direction du patrimoine “qui mette en synergie les missions de la connaissance, de la conservation, de la valorisation et de la formation au patrimoine”. Cet appel est d’autant plus opportun qu’en première lecture, l’Assemblée nationale a adopté le 22 mai le projet de loi relatif à la Corse qui, dans son article 9, organise l’extension des compétences régionales en matière de patrimoine et de culture en général.

La plus spectaculaire des mesures prévoit que la propriété des monuments historiques classés ou inscrits appartenant à l’État, ainsi que celle des objets mobiliers qu’ils renferment, sera transférée à la CTC. En sont néanmoins exclus les bâtiments occupés par des services de l’État ou par des organismes placés sous sa tutelle, et sont notamment visés des bâtiments insignes comme la cathédrale d’Ajaccio et la chapelle palatine, ou des sites archéologiques, tels Aléria, et le mobilier qui en est issu.

D’autre part, en vertu de l’article 9, la CTC sera responsable de la protection du patrimoine, de l’archéologie, de l’inventaire, de la recherche ethnologique, des musées, de la lecture publique et du soutien à la création. Plus précisément, elle “conduit les études et définit les actions qu’elle entend mener en matière de patrimoine protégé et de travaux de conservation et de mise en valeur des monuments historiques” et peut “proposer à l’État les mesures de protection des monuments historiques”. En matière d’archéologie, “elle assure la conservation et la mise en valeur des sites archéologiques, fournit à l’État les éléments nécessaires à l’établissement de la carte archéologique nationale et est consultée par celui-ci sur le programme des fouilles menées sur son territoire”. Il ne s’agit en fait que de la généralisation des dispositions du précédent statut de l’île, issu de la loi du 13 mai 1991. L’appréciation des perspectives ouvertes par la future législation passe donc nécessairement par un examen critique des dix dernières années.

Un bilan mitigé
Certes, comme le dit ingénument Wanda Diebolt, directrice de l’Architecture et du Patrimoine au ministère de la Culture, “il n’y a pas eu de catastrophe ou d’élément indiquant que le système était nocif”. Mais le bilan n’en apparaît pas moins mitigé. En 1991, la programmation des travaux sur les monuments historiques a été confiée à la CTC, mais le service du patrimoine, doté d’un budget non négligeable de 30 millions de francs, n’a pas commencé à fonctionner avant 1995. Tout en regrettant l’absence d’une véritable politique (“on répondait surtout aux demandes de subvention”), Élisabeth Cornetto, conservateur dans ce service jusqu’en 1999, attire l’attention sur un obstacle juridique de taille à l’action de la Région vis-à-vis des départements et des communes : “Une collectivité territoriale ne peut en contrôler une autre. La CTC ne peut donc pas faire de travaux d’office, ni lancer des injonctions.” D’autre part, les effectifs ne sont pas à la hauteur de la tâche : la CTC n’emploie qu’un architecte et un conservateur (un poste vacant depuis deux ans) travaillant sous la responsabilité d’un chef de service n’ayant pas de qualification particulière dans ce domaine. “La CTC n’a pas su transformer une capacité de financement en une capacité d’action”, résume Jacques Moulin, architecte en chef des Monuments historiques (ACMH) pour la Corse. On arrive à ce paradoxe que l’île, Région la mieux dotée pour la culture par rapport au nombre d’habitants, est par ailleurs la championne des crédits non consommés.

Néanmoins, la charte culturelle – signée en 1997 entre l’État, la Région, les deux départements et les villes de Bastia et d’Ajaccio – a permis de débloquer des crédits exceptionnels (1,5 million par an) pour la réalisation d’un inventaire préliminaire du patrimoine. Là encore, la mise en place a été laborieuse et l’équipe ne s’est mise au travail qu’en 1999. Dès la première année, 64 communes ont été étudiées, et, à l’issue de la convention, en 2002, 190 auront été couvertes. “Dans le cadre du contrat de plan, l’inventaire préliminaire des villes et du reste du patrimoine rural est prévu, mais les crédits diminuent”, note Mauricette Mattioli, conservatrice de l’Inventaire à la Direction régionale des affaires culturelles (Drac). Des moyens supplémentaires ont également été trouvés pour l’établissement de la carte archéologique. Il était temps que de telles actions de recensement soient menées, car “en Corse, face aux églises baroques, nous sommes dans la même situation que Mérimée face aux églises gothiques en 1830”, considère, en une formule-choc, Jacques Moulin. “L’État n’a rien fait pour la connaissance du patrimoine corse depuis cent cinquante ans, il n’y a aucune documentation sur les monuments, qui ne sont même pas datés, continue-t-il. Aucune région n’est aussi mal connue.” En outre, la recherche archéologique, malgré la richesse du contexte, en est restée au stade primitif. Ainsi, à Mariana, site de la première colonie romaine près de Bastia, les fouilles sont interrompues depuis trente ans, et celles effectuées auparavant l’avaient été en toute illégalité.

Quant à l’état général du patrimoine, il est “très mauvais”, selon Élisabeth Cornetto. L’effondrement des fresques médiévales de Muracciole cet hiver semble lui donner raison, et apparaît comme un signal d’alarme. Car cette catastrophe n’est pas le fruit du hasard. Depuis dix ans et la loi de 1991, les monuments historiques ne sont plus entretenus, puisque les architectes des bâtiments de France (ABF) à qui incombait cette tâche, ne peuvent, pour une question de légalité, se mettre au service de la CTC. Celle-ci demande donc que ces fonctionnaires, dans le futur statut, soient mis à sa disposition. La solution aurait été de recruter des architectes pour cette mission, mais ce cadre d’emploi n’existe pas dans la filière culturelle territoriale. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité que la désertification de l’intérieur de l’île accroît les risques. Combien de chapelles ou églises, ornées de stucs ou de fresques, ne sont plus chauffées ou ventilées, laissant l’humidité faire son œuvre ?
À travers ce rapide survol de la situation, il apparaît que l’État a failli et s’est montré négligent dans l’exercice de ses missions. L’insuffisance des moyens financiers et humains n’est pas étrangère à cet échec. En effet, avec une Direction régionale des affaires culturelles (Drac) employant 26 personnes seulement, le “contrôle scientifique et technique” tient plus de la profession de foi. À titre d’exemple, un seul conseiller a en charge les arts plastiques, les musées, le livre et les bibliothèques, et un conservateur a la responsabilité à la fois de l’archéologie et des monuments historiques. Par ailleurs, une note confidentielle, remise en 1998 au ministre de l’Intérieur, dénonçait la multiplication des nominations et recrutements de complaisance, et rappelait que deux directeurs régionaux avaient été mutés pour avoir essayé de résister aux réseaux et aux pressions. En toute bonne conscience, les élus insulaires peuvent donc réclamer la suppression de la Drac et le rattachement de ses différents services à la CTC. De cette façon, “nous pourrions faire mieux et plus rapidement qu’aujourd’hui”, promet Michel Rossi, conseiller technique auprès du président de l’exécutif.

Décentralisation ou autonomie ?
Les discussions qui ont entouré cette question ont mis en évidence deux conceptions opposées de la décentralisation culturelle, avec d’un côté le ministère de la Culture, soucieux de maintenir son contrôle, et, de l’autre, les élus corses, défenseurs d’une position maximaliste. Ces derniers estiment que le partage effectué par le projet de loi entre une politique nationale dont l’État conserverait la mise en œuvre et une politique régionale déterminée par la CTC serait source de confusion et d’inefficacité. Ils proposent donc d’appliquer la politique nationale, dans le cadre d’une convention avec l’État, et d’exercer de cette façon une pleine et entière responsabilité patrimoniale. La représentation de l’État pourrait alors prendre la forme d’un service préfectoral, estime Michel Rossi. Même sur l’île, nombreux sont ceux qui doutent également du sincère désir des élus de concevoir une politique ambitieuse de protection et de restauration. Les beaux discours tardent à se traduire en actes. De son côté, le ministère de la Culture ne veut pas entendre parler d’un tel scénario, pas plus que de l’amendement adopté en séance accordant à la CTC de coprésider avec le préfet la commission régionale du patrimoine et de sites (CRPS). Cet organe est, rappelons-le, chargé d’instruire les procédures de classement, mais aussi d’examiner les recours concernant les autorisations de travaux aux abords des monuments historiques, délivrées par les ABF. Wanda Diebolt dénonce “la confusion des genres” qui en résulterait, et rappelle que “l’État doit rester le garant de la sauvegarde du patrimoine”. De même, elle a fait savoir l’opposition de son ministère à la remise en cause du monopole des architectes en chef des monuments historiques, en Corse, réclamée par la CTC. “Les architectes en chef des monuments historiques sont peu disponibles, explique Michel Rossi. C’est pourquoi nous voudrions faire appel à des architectes locaux qualifiés, c’est-à-dire qui auraient fait l’École de Chaillot.” De son côté, Jacques Moulin, l’ACMH de Corse, considère que sa compétence ne s’impose que sur les chantiers financés par l’État et sur lesquels il exerce la maîtrise d’ouvrage.

De nombreuses questions, on le voit, restent en suspens, et devraient nourrir les débats lors de l’examen du projet de loi au Sénat, en novembre. Dans le contexte d’une décentralisation culturelle accrue, l’expérience corse sera observée avec beaucoup d’attention, à défaut d’être prise en exemple.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°131 du 31 août 2001, avec le titre suivant : Vers une transmission de patrimoine en Corse

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