Pablo Picasso interdit de séjour en France

Les œuvres de la collection Kramár ne quitteront pas la Galerie nationale de Prague pour Paris

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2002 - 807 mots

L’exposition consacrée à la collection de l’historien tchèque Vincenc Kramár (1877-1960) au Musée Picasso, à Paris, devait être l’un des temps forts de la « Saison tchèque » en France (jusqu’en décembre 2002). Mais elle n’aura pas lieu, le ministre de la Culture tchèque, Pavel Dostál, ayant interdit le transfert des tableaux conservés à la Galerie nationale de Prague ; une décision dont les raisons exactes restent mystérieuses.

PARIS - En 1911, l’historien tchèque Vincenc Kramár achète à Daniel-Henry Kahnweiler les œuvres majeures de sa future collection : neuf Picasso, un Derain et un Braque, avant d’acquérir chez Vollard le célèbre Autoportrait (1907) de Picasso. En 1960, peu avant sa mort, il lègue à l’État tchécoslovaque une trentaine de toiles, conservées depuis à la Galerie nationale de Prague. Celles-ci devaient être réunies au Musée Picasso, à Paris, pour l’un des moments forts de la “Saison tchèque”. Mais le ministre de la Culture tchèque, Pavel Dostál, a décidé à la dernière minute d’annuler l’exposition, arguant que si les tableaux sortaient du territoire, ils risquaient d’être saisis par les autorités françaises dans le cadre de deux litiges : d’une part, du fait d’une procédure de restitution des œuvres aux héritiers de Kramár, d’autre part, à cause d’une affaire en cours auprès d’un tribunal arbitral de Stockholm, opposant les autorités tchèques au groupe CME de Ronald Lauder. Les raisons invoquées par le ministre tchèque sont difficilement défendables au regard de la loi française. Depuis 1994, “les biens culturels prêtés par une puissance étrangère, une collectivité publique ou une institution culturelle étrangère, destinés à être exposés au public en France, sont insaisissables pour la période de leur prêt à l’État français” (article 61 de la loi du 8 août 1994). Pour plus de sécurité, les œuvres devaient être acheminées directement de Paris à Prague, par avion présidentiel. Par ailleurs, comme le rappelle Hélène Klein, conservatrice en chef au Musée Picasso et co-commissaire de l’exposition, le litige qui opposerait une partie des héritiers Kramár à la Galerie nationale de Prague avait été réglé en 1993, par un jugement intervenu en faveur de l’institution.

Interruption brutale
L’annulation de l’exposition a été rendue publique au début du mois de mai 2002, moins de deux mois après l’annonce de sa tenue, lors de la conférence de presse organisée en mars à Paris sous les auspices de l’Association française d’action artistique (Afaa) et en présence de Pavel Dostál. “Ce qui est incompréhensible, c’est qu’on laisse cheminer un projet trois ans durant pour l’interrompre brutalement, unilatéralement, sans justifications recevables. Je ne m’explique pas comment, dans un contexte aussi important que la Saison tchèque – organisée au moment où la Tchéquie souhaite entrer dans l’Union européenne –, une telle décision a pu être prise”, s’insurge Hélène Klein. Répondant à l’exposition du Centre Pompidou “Kahnweiler-Leiris”, accueillie en 1996 à Prague, l’exposition des œuvres de la collection Kramár devait initialement avoir lieu en janvier 2001, mais, pour s’inscrire dans la “Saison tchèque”, elle avait été différée d’un an et demi. Afin d’éviter de démunir la Galerie nationale de Prague, le Musée Picasso avait prévu de lui prêter, pendant la durée de l’exposition, d’octobre à janvier 2003, cinq papiers collés, une construction et un tableau de 1913, signés “Picasso”. “L’idée que le projet vienne à Paris a favorisé sa réalisation. Il y avait des deux côtés un réel engagement : en France et en Tchéquie, où les équipes du Musée de Prague, de l’Institut d’histoire de l’art de l’Académie des sciences de la République tchèque, et la famille Kramár avaient activement travaillé à la préparation de l’exposition”, ajoute Hélène Klein. Pourtant, il semble que Milan Knizak, directeur de la Galerie nationale de Prague depuis 1999, ait été moins enthousiaste que ses deux prédécesseurs. Il a d’ailleurs pris parti en faveur de l’argument juridique, précisant que “le gouvernement a pris une sage décision”. Selon le porte-parole de la présidence, Ladislav Spacek, le président tchèque Václav Havel s’est, quant à lui, déclaré “profondément déçu”, estimant que “les craintes que la collection ne soit saisie sont injustifiées”.

Malgré l’annulation de l’exposition, la Réunion des musées nationaux (RMN) a décidé de publier le catalogue de la collection. Il s’agit d’une reprise du catalogue tchèque, enrichie de divers documents témoignant notamment des relations de Kramár avec Picasso, de ses voyages en France, de ses rencontres avec des collectionneurs et marchands comme Kahnweiler. Par ailleurs, l’École nationale des beaux-arts va publier Le Cubisme (1921), avec le soutien de l’INHA (l’Institut national d’histoire de l’art), un ouvrage critique de Kramár sur le cubisme, en réponse à celui de Kahnweiler. Les deux publications mettent en lumière un collectionneur passionné, un fervent défenseur du cubisme et des avant-gardes tchèques.

- À lire : Jana Claverie, Vojtech Lahoda, Hélène Klein et Olga Uhrová (sous la direction), Kramár, un théoricien et collectionneur du cubisme à Prague, RMN, 520 p., 69 euros, ISBN 2-7118-4410-2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°154 du 13 septembre 2002, avec le titre suivant : Pablo Picasso interdit de séjour en France

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