Événement

Steichen the Magnificent

Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2007 - 1050 mots

Un grand seigneur de la photographie du XXe”¯siècle bénéficie d’une rétrospective au Jeu de paume.

PARIS - Il était rare jusqu’à maintenant de voir des œuvres d’Edward Steichen (1879-1973), il n’existait pas de grand livre sur lui, et, depuis sa mort, relativement récente, il semblait confiné au « purgatoire » des photographes. Pourtant, son rôle dans la normalisation et la diversification du statut de la photographie est énorme. Il ne cessera désormais d’être réévalué, se substituant sans doute à celui de son maître Alfred Stieglitz, autre mentor de la photographie américaine. Voilà pourquoi la rétrospective du Jeu de paume, à Paris, est à saluer, avec son volumineux catalogue ; de surcroît, l’exposition est très réussie, grâce à une scénographie soignée, surprenante parfois, mais toujours adéquate et qui transforme l’espace rigide de la place de la Concorde en perspectives colorées et attirantes. Et les œuvres rassemblées, dont certaines sont vues pour la première fois, valent le détour.

La vie de Steichen est longue (il mourra à 94 ans), très active et d’une créativité débordante : il prend part aux deux guerres mondiales et en tire chaque fois une leçon pour son art. Bel homme, séducteur conquérant, il paraît être de toutes les révolutions de l’image (le pictorialisme, l’avant-garde, la publicité, la mode, la muséification de la photographie, la consécration du photojournalisme dans l’humanisme), à moins qu’il n’en ait suscité lui-même une partie, toujours crinière au vent. Né au Luxembourg, il rejoint les États-Unis à 18 mois, et devient un Américain type : investi d’une mission moderniste exaltée, et en même temps attiré par la source, le Vieux Continent. C’est à Milwaukee (Wisconsin), où sont installés ses parents, qu’il commence à faire de la photo : l’exposition permet de constater qu’à 18 ans (voir son autoportrait dans l’embrasure d’une porte, 1897) il est déjà un maître du pictorialisme. Peintre et apprenti lithographe, non seulement il comprend vite le lien entre la photographie et les autres arts, mais il en domine les aspects techniques, notamment celui du tirage où il excelle toute sa vie. Il faut avoir vu ses rares tirages au charbon, à la gomme bichromatée ou au platine (ou à deux couches superposées), pour mesurer ce qu’est un virtuose à l’époque. Et combien la photographie n’est pas faite essentiellement de la prise de vue, mais du jeu des matières, de la matité, de l’intensité des tons sombres, des subtilités de demi-teinte — ce que la photographie moderne « en noir et blanc » fera vite oublier. La suggestion, l’évocation feutrée, l’incertitude portant sur l’identification du sujet sont au service du symbolisme, langage et imaginaire sous-jacents (comme pour de nombreux autres auteurs) où l’on retrouve toujours les leitmotivs de la lumière filtrée par les arbres ou par l’eau (The Pool, 1899), les nus et leurs postures inventives venues du théâtre (Dolor, The Cat), les petits miroirs, cercles ou boules de clarté, points d’incandescence dans une matière obscure. Paris, où il se rend en 1900 pour s’y installer en 1906, attire Steichen ; il y rencontre Rodin, qui lui ouvre son atelier (le Balzac, pris à Meudon en 1908 ; lire ci-dessous), Gertrude Stein, Matisse, Brancusi. Il est toujours aux aguets des nouveautés (l’autochrome en 1907), soutient à New York la revue Camera Work, qui propose des héliogravures pictorialistes, ainsi que la galerie 291 (laquelle occupe son ancien studio).

La liste de ses réussites semble infinie, y compris dans son activité aujourd’hui oubliée, la peinture. À force d’être toujours à l’avant-plan (souvent à l’avant-garde), Steichen en subit plus que d’autres les soubresauts. La Première Guerre en est un. Engagé en 1917, il crée le service photographique de l’armée de l’air américaine en Europe ; la photo aérienne est un choc, qui le plonge dans une crise (1920-1923) au cours de laquelle il renonce à la peinture, se passionne pour l’horticulture et s’engage dans une photographie inventive mais étrange (From the Outer Rim, 1921 ; Diagram of Doom, 1922). Il en sort renforcé : il a inventé le principe de motifs répétés all over (Pensées, v. 1920) et celui d’éclairages artificiels très élaborés qu’il appliquera à la publicité à son retour aux States (1923) en travaillant pour Condé Nast. La domination des effets de lumière est son grand « truc », pour le portrait, la mode, les petits objets (Briquets Douglas, 1928 ; Argenterie Gorham, 1929). C’est une nouvelle carrière, très mondaine, liée à la mode, au cinéma, à la danse, activité « commerciale » pour laquelle Steichen est très critiqué par ses pairs — il y est pourtant encore excellent et inégalable.

Un laboratoire à lui tout seul
Au premier étage du Jeu de paume, l’exposition s’essouffle un peu à aligner les portraits de stars (Garbo, Cooper, Chaplin, Disney). Steichen est bientôt débordé sur sa gauche par une jeune génération, le programme FSA et Walker Evans, il expose au Museum of Modern Art (MoMA), à New York, en 1938, entreprend la couleur en Kodachrome. Le second conflit le trouve encore à organiser une section photographique de l’armée, hors terrain d’opérations ; il monte l’exposition « Road to Victory » au MoMA, publie U.S. Camera et plusieurs livres (The Blue Ghost) : il a rejoint le camp des modernes du photojournalisme, ceux qui risquent leur vie pour rapporter des photos. Steichen met en scène ce risque humaniste dans quelques expositions au design novateur, qui culminent avec « The Family of Man » (1955), triomphe d’un universalisme photographique qui aurait « l’homme » pour sujet. Les tirages y sont très grands, contrecollés sur panneaux, sans cadre, distribués dans l’espace à l’instar de publicités (la reconstitution virtuelle proposée ici n’en dit pas assez à cet égard). Lui qui était passé par les brumes matinales, les corps alanguis, les produits de consommation clinquants, le show-business et le business tout court, s’est régénéré avec « Power in the Pacific » (1945), exposition qui lui vaut d’être nommé directeur du département de photographie du MoMA où il règne jusqu’en 1962.

Laboratoire et usine à lui tout seul, difficile à suivre dans ses repositionnements constants, Steichen surprend, impose des styles, en maintenant une exigence d’invention et d’excellence (le tirage toujours, l’éclairage, l’architecture). Il y a beaucoup à en apprendre encore.

STEICHEN, UNE ÉPOPÉE PHOTOGRAPHIQUE

Jusqu’au 30 décembre, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50, tlj sauf lundi et jf, 12h-19h, mardi jusqu’à 21h, samedi-dimanche 10h-19h, www.jeude paume.org. Catalogue, coéd. FEP/Jeu de paume, 328 p., 250 ill., 50 euros (version reliée Thames et Hudson, 75 euros), ISBN 978-0-97961-253-4.

STEICHEN

- Commissaires : William A. Ewing, Todd Brandow et Nathalie Herschdorfer - Nombre de pièces : 500 - Scénographie : Manel - Nombre de salles : 7

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°271 du 14 décembre 2007, avec le titre suivant : Steichen the Magnificent

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