Préhistoire

Les grottes ornées : entre préservation et exploitation

De Lascaux à Chauvet, comment assurer la médiation de l’art paléolithique ?

Par Eva Bensard · Le Journal des Arts

Le 26 septembre 2003 - 2011 mots

LES EYZIES-DE-TAYAC

La récente contamination de la grotte de Lascaux, envahie par des bactéries et des champignons, a remis à l’ordre du jour la question de la préservation des grottes ornées. Faut-il interdire l’accès au public des dernières grottes encore ouvertes ? Et comment peut-on faire partager au plus grand nombre la découverte de sites extrêmement fragiles, telle Chauvet, ou difficilement accessibles, telles Cosquer et Cussac ? Du fac-similé de Lascaux (Lascaux II) à l’expérience originale conduite à Niaux (Ariège), les solutions envisagées sont multiples. Mais elles sacrifient parfois la rigueur scientifique à des intérêts d’ordre économique et politique, comme en témoigne l’actuel projet de restitution de la grotte Chauvet.

C’est à double titre que les grottes préhistoriques ornées constituent un patrimoine exceptionnel : pour la recherche scientifique d’abord, chaque nouvelle découverte étant susceptible de bouleverser l’état de nos connaissances sur l’art paléolithique, pour le développement touristique et économique d’une région ensuite, les cavités ornées attirant chaque année des milliers de visiteurs. Or, comment concilier ces deux aspects contradictoires : l’étude et la conservation des grottes peintes d’une part, leur ouverture au public d’autre part ? L’exemple de Lascaux a fourni une réponse claire à cette épineuse question. Découverte en 1940, la grotte a subi, jusqu’à sa fermeture en 1963, maintes altérations. La modification de son volume originel (l’accès a été élargi, le sol creusé…), puis une exploitation touristique à outrance – jusqu’à un millier de visiteurs s’y succédaient chaque jour – ont bouleversé son équilibre biologique et précipité sa dégradation, provoquant les fameuses “maladie verte” (développement de micro-organismes végétaux) et “maladie blanche” (des modifications d’ordre géologique et chimique provoquant une calcification des parois). “Les erreurs faites à Lascaux nous ont appris ce qu’il ne fallait pas faire ; ainsi, ni Chauvet ni Cosquer n’ont été ouvertes au public, et la grotte d’Altamira en Espagne a, elle aussi, été fermée en 1979”, déclarait il y a peu au Journal des Arts Marc Gauthier, président du Comité scientifique de la grotte de Lascaux (lire le JdA n° 169, 18 avril 2003).

Un patrimoine extrêmement fragile
Jusque dans les années 1950-1960, l’ouverture des grottes au public constituait une priorité. Depuis, la prise en compte de la fragilité et de l’intérêt scientifique de ces vestiges a la primauté. “Si Lascaux était découverte aujourd’hui, l’accès aux visiteurs ne serait pas envisagé en premier. On aurait pour priorité de recueillir l’information avant de la diffuser. Car si, à l’heure actuelle, tout le monde connaît Lascaux, personne ne sait réellement ce qu’elle renferme, la grotte n’ayant jamais été fouillée !”, observait en juillet Jean-Michel Geneste, conservateur de la grotte de Lascaux et directeur des recherches à la grotte Chauvet, lors des premières “Rencontres préhistoriques des Eyzies” (1).
Sur les 165-170 cavités ornées mises au jour en France, un dixième sont encore accessibles au public. On peut notamment, en réservant quelques jours voire quelques semaines à l’avance en été, visiter Font-de-Gaume, les Combarelles et Rouffignac (lire l’encadré) ou Pech-Merle, dans le Périgord. Afin que le gaz carbonique émis par les visiteurs n’affecte pas l’intégrité des peintures et gravures, la fréquentation de ces sites, calculée à l’unité près, a été revue à la baisse : Pech-Merle accueille 700 personnes par jour, Rouffignac 550, Font-de-Gaume 180 et les Combarelles 56. Mais, si l’on est loin des chiffres pratiqués dans les années 1950, ce type de précaution est-il suffisant ? Le précédent de Lascaux incite une fois de plus à la prudence. La grotte, que l’on croyait définitivement préservée depuis sa fermeture en 1963, a fait à nouveau parler d’elle cette année. À la fin des années 1990, le remplacement de l’infrastructure assurant l’équilibre de la température, de l’hygrométrie et du gaz carbonique s’est accompagné d’une nouvelle contamination : des champignons et des bactéries particulièrement résistants ont fait leur apparition sur le sol ainsi que sur la voûte de la salle des Taureaux, sans toutefois toucher les peintures (lire le JdA n° 169, 18 avril 2003).

Le fac-similé, un procédé en constante évolution
Pour prévenir ce type de dommages, difficilement contrôlables et parfois irréversibles, sans pour autant priver le public des nouvelles découvertes en matière d’art paléolithique, plusieurs solutions de substitution ont jusqu’ici été expérimentées. L’appréhension de sites fermés ou inaccessibles peut se faire par le biais de différents supports : ouvrages imprimés – tels ceux, d’une grande qualité iconographique, parus au Seuil dans la collection “Arts rupestres” dirigée par Jean Clottes – , films – ces derniers se révèlent particulièrement précieux dans le cas de cavités difficiles à restituer sous forme de fac-similés, comme la grotte Cosquer – , sites Internet, Cédérom… Mais vidéos, livres et réalisations multimédia ne peuvent rendre compte du relief d’une paroi ou de l’organisation spatiale d’une caverne. Selon Marc Gautier, “le fac-similé est actuellement le seul moyen en notre possession pour livrer au public le volume et le décor des cavités tout en préservant les grottes originales”. Il a été adopté à Altamira, Niaux (Ariège) et Lascaux avec un succès inégal. Car, pour être réussi, le fac-similé doit être beaucoup plus qu’une simple copie. Selon Jean-Michel Geneste, il doit “proposer une ambiance qui soit bien celle du site originel”. Une condition remplie à Lascaux II, où “l’on a réellement l’impression de pénétrer dans une grotte”. Située à 200 mètres de son modèle, la réplique quasi intégrale de la “chapelle Sixtine de la préhistoire”, coque bâtie à l’image des constructions navales, a été réalisée grâce à une multitude de mesures et de relevés topographiques par photogrammétrie. Sur cette structure en ferrociment, les reliefs et les peintures ont été restitués au millimètre près. En comparaison, la copie d’Altamira fait figure de “coque en plastique”, déplore le conservateur de Lascaux.
À Niaux a prévalu une expérience mixte. Le public peut encore accéder à une partie de la grotte originale – le Salon noir, qui abrite des dizaines de dessins au trait noir et concentre près de la moitié des représentations de la cavité. Et, avant ou après l’émouvante découverte des œuvres originales, il peut parcourir les galeries inaccessibles à Niaux (le réseau Clastres, la dune des Pas) dans le fac-similé de la grotte, au cœur du Parc pyrénéen de l’art préhistorique, à Tarascon-sur-Ariège. Conçue par le plasticien Renaud Sanson, à l’origine de Lascaux II, cette réplique permet en outre, grâce à un système d’ultraviolets, de restituer dans leur état d’origine les parties altérées par le temps et aujourd’hui invisibles à l’œil nu.
Lorsqu’il est judicieusement conçu, le fac-similé peut ainsi constituer un précieux outil pédagogique et contribuer à notre connaissance de l’art pariétal. Le dernier projet de Renaud Sanson, une réplique démontable de Lascaux baptisée “Lascaux III”, en offre une autre illustration. Commandée par le conseil général de la Dordogne, qui souhaite exposer la grotte sur d’autres continents, cette copie s’accompagnera d’un programme multimédia illustrant la technique et la genèse des peintures. “Il faut donner aux gens la possibilité de participer au souffle de la création, meilleure manière de s’approprier une œuvre et d’en comprendre le germe”, souligne le plasticien.

Un “digest” de la grotte Chauvet
De plus en plus prometteur et élaboré, le système du fac-similé ne peut toutefois s’appliquer à toutes les grottes que l’on souhaite préserver. Lascaux, de petite taille et décorée dans sa quasi-totalité, s’y prêtait très bien. Mais peut-on en dire autant de Cussac, de Pech-Merle et de Chauvet, trois cavités très étendues où gravures et peintures sont dispersées dans l’espace ? Ces difficultés n’ont pas arrêté le conseil général de l’Ardèche, commanditaire d’un “espace de restitution” de la grotte Chauvet. Comme son nom l’indique, il ne s’agit pas d’une réplique, mais d’un projet de réinterprétation de la cavité. D’un coût estimé à 3,5 millions d’euros, cet espace devrait être achevé en 2006 et implanté à quelques kilomètres de la cavité originale (à Vallon-Pont-d’Arc), avec son cortège de parkings, salles d’exposition, points d’information, boutiques et lieux de restauration (une cafétéria de 500 m2 est même prévue !). Un dépliant publié par le département en vante les mérites : “La restitution offrira, dans un volume compact de 2 950 m2, les principaux attraits des 8 000 m2 de la grotte, trop spacieuse pour être reproduite à l’identique. Son articulation judicieuse permettra de percevoir les vraies dimensions et de reproduire les ‘fondamentaux’ de la grotte en grandeur réelle. De même, on pourra retrouver l’atmosphère et les ambiances sensorielles de la grotte, comme la température et l’humidité.” Ne manquent au tableau que les grognements des hommes préhistoriques ...
Loin d’être “judicieuse”, cette “restitution” tronquée dénaturera au contraire la perception de ce site préhistorique majeur. Vaste, compartimentée et décorée en des endroits bien précis (la zone d’entrée et le fond de la cavité), la grotte Chauvet devient, dans l’“espace de restitution”, une structure compacte, dans laquelle les salles ont été réduites et les distances entre les peintures resserrées (voir le plan ci-dessous). L’espace originel du décor s’en trouve ainsi totalement bouleversé. Or, comme de nombreux préhistoriens l’ont souligné, l’organisation spatiale des représentations et l’architecture interne d’une grotte sont des éléments signifiants. “On voit bien à Lascaux que tout le dispositif iconographique d’une grotte dépend de la structure géologique de la paroi et de la topographie des espaces”, écrit Jean-Michel Geneste dans son dernier ouvrage, Lascaux, une œuvre de mémoire (2). Bien qu’ils restent indéchiffrables, “les dispositifs pariétaux sont organisés selon des normes thématiques et architecturales délibérément choisies et couplées”, constate pour sa part Denis Vialou (3). Enfin, les recherches menées par Jean Clottes et son équipe à Chauvet ont montré que la répartition des figures dans la grotte n’avait rien d’aléatoire, qu’il s’agisse des techniques employées (la couleur rouge pour la première partie de la grotte, le noir pour la seconde) ou des espèces animales représentées (bisons, rennes, aurochs et mégacéros ne se retrouvent par exemple que dans la deuxième partie). Comment, dès lors, proposer au public un “digest” de Chauvet sans du même coup fausser son organisation symbolique ?
Dicté par une volonté d’exploitation touristique de masse – 250 000 à 400 000 visiteurs sont attendus chaque année – et par une recherche du spectaculaire, l’“espace de restitution” de la plus ancienne grotte ornée mise au jour constitue une dérive inquiétante… N’aurait-il pas mieux valu accepter l’idée d’un fac-similé partiel, ne reproduisant qu’une partie de la grotte ? Pour reprendre les termes de Renaud Sanson, “faut-il présenter tout l’œuvre de Picasso pour comprendre Guernica ?”

(1) Organisées par le Pôle international de la préhistoire, ces rencontres se proposent de réunir chaque été, aux Eyzies de Tayac (Dordogne), préhistoriens, philosophes, historiens, artistes, ethnologues ou écrivains autour d’un thème en rapport avec la préhistoire. L’art paléolithique, et en particulier la question de la préservation et de la diffusion des peintures pariétales, était au cœur de sa première édition, les 11, 12 et 13 juillet. Toutes les citations présentes dans cet article, à l’exception de celles de Marc Gauthier, sont issues de ces Rencontres, dont le site Internet www.pole-prehistoire.com offre un florilège.
(2) Avec Tristan Hordé et Chantal Tanet, éd. Fanlac.
(3) Au cœur de la Préhistoire. Chasseurs et artistes, éd. Découverte Gallimard.

Petit guide des grottes ornées de la vallée de la Vézère

Berceau de l’art paléolithique franco-cantabrique, le Périgord recèle de nombreuses grottes ornées encore ouvertes au public (la réservation est conseillée). En voici les principales. - Font-de-Gaume, l’une des plus spectaculaires et des mieux conservées, abrite plus de 200 figurations pariétales peintes et gravées. Tél. 05 53 06 90 80. - Les Combarelles, une grotte célèbre pour son bestiaire finement gravé (plus de 600 représentations ont jusqu’ici été identifiées). Tél. 05 53 06 90 80. - Rouffignac : longue de 8 km, la caverne se visite en petit train. On y trouve notamment 150 dessins de mammouths. Tél. 05 53 05 41 71. - Cap Blanc : cet abri-sous-roche présente une frise animalière sculptée en haut relief à même la falaise (15 000 ans avant J.-C.). Impressionnant. Tél. 05 53 59 21 74. Mais d’autres grottes peuvent être découvertes dans la région, comme Bara-Bahau, Saint-Cirq du Bugue ou Bernifal. Pour en savoir plus : Comité départemental du tourisme de la Dordogne, tél. 05 53 35 50 24, www.perigord.tm.fr

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°177 du 26 septembre 2003, avec le titre suivant : Les grottes ornées : entre préservation et exploitation

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