Les très riches heures du roi Charles VI

Le Journal des Arts

Le 19 mars 2004 - 1348 mots

Période historique troublée, le règne de Charles VI fut pourtant florissant pour les arts. Le Musée du Louvre revient à travers plus de deux cents œuvres sur la création à Paris autour de 1400.

Période sombre et agitée d’un point de vue politique, le règne de Charles VI (1380-1422) correspond paradoxalement à une floraison artistique d’une rare qualité, attestée tant en architecture qu’en peinture ou dans les arts décoratifs. Malgré la folie du roi, la déliquescence progressive du pouvoir royal – convoité et érodé par les princes aux fleurs de lys (les ducs d’Anjou, de Berry et de Bourgogne, oncles du roi, et Louis d’Orléans, son frère) – et les troubles de la guerre de Cent Ans, les arts ne connaissent en effet ni appauvrissement ni crise. Bien au contraire. Mais cet épanouissement exceptionnel n’aurait pu avoir lieu sans le renouveau intellectuel et l’ambitieux mécénat suscité par le roi Charles V (1364-1380), véritable initiateur de l’éclat de l’art parisien. En outre, il faut, selon Élisabeth Taburet-Delahaye, commissaire de l’exposition « Paris 1400 » au Louvre, relativiser la noirceur du règne de Charles VI. « La période se termine avec la défaite d’Azincourt (1415) et le traité de Troyes (1420), et on en a conclu qu’elle n’avait été faite que de troubles et de malheurs. En réalité, les premières décennies du règne de Charles VI ont été plutôt prospères, et ceux que l’on commence alors à appeler les Français l’ont vécu comme une période de paix relative » (1), précise la conservatrice en chef au département des Objets d’art du Louvre. Une relative prospérité qui profite en particulier à Paris. Gigantesque et populeuse – la cité, qui couvre 400 hectares et abrite 200 000 habitants, est la plus grande et la plus peuplée d’Occident –, la ville concentre richesse, pouvoir et savoir. Première place commerciale pour les produits de luxe (vêtements, bijoux et livres enluminés), siège du gouvernement, d’un puissant évêché et de la principale université du royaume, elle attire marchands, étudiants, libraires, artistes et artisans de toute l’Europe. Cosmopolite et riche, elle s’affirme comme l’un des plus brillants foyers culturels de son temps et l’un des principaux creusets du style « gothique international », courant artistique précieux et princier qui s’épanouit en Europe autour de 1400. Caractérisé, selon Élisabeth Taburet-Delahaye, par la « préciosité des techniques, la qualité graphique, l’approfondissement de l’intérêt pour la représentation de l’espace et de la nature, le goût pour un certain luxe de l’ornementation »  (2), ce style trouve dans l’orfèvrerie et l’enluminure deux moyens d’expression privilégiés. Points forts du règne de Charles VI, ils sont au cœur de l’exposition du Musée du Louvre, qui réunit plus de 250 œuvres.

L’âge d’or de l’orfèvrerie et de l’enluminure
Sorte de « place Vendôme », selon la formule d’Alain Erlande-Brandenburg (lire l’entretien p. 20), Paris est au cours de cette période la cité des métaux par excellence, la ville de la parure et du luxe, l’atelier à ciel ouvert de plusieurs centaines d’orfèvres. Tous les grands du royaume viennent y faire leurs emplettes, s’approvisionner en vêtements richement brodés, bijoux et pièces de dévotion. La mode est au faste et à l’extravagance, aux houppelandes (ces larges manteaux à hauts cols et retenus par une ceinture) aux manches interminables, aux ceintures ouvragées, aux ornements de coiffure, fermaux (fibules servant à fermer les pans d’un manteau), colliers, chaînettes, bracelets et appliques d’or. Ce goût pour la magnificence atteint des sommets avec la technique de l’émail sur ronde-bosse d’or, dont Paris semble être l’initiatrice. Expérimentée à partir de la première moitié du XIVe siècle sur des statuettes et pièces de vaisselle en argent, ce revêtement d’émail orne dès la fin du siècle le plus prestigieux des métaux, l’or. Grands reliquaires et « tableaux » de dévotion mettant en scène la Trinité, la Vierge ou les saints dans de complexes structures architecturales (« en façon de maçonnerie ») resplendissent d’émaux opaques ou translucides, de perles et de pierres précieuses. Malheureusement, seules cinq de ces étonnantes pièces sont parvenues jusqu’à nous. Le Louvre en réunit trois : le Tableau de la Trinité, conservé dans ses collections, le Reliquaire de Sixte V (trésor de Montalto, Italie) et surtout le Goldenes Rössl (« Cheval d’or ») du trésor d’Altötting en Bavière, dont la présence justifie à elle seule la visite de l’exposition. Jamais sorti d’Allemagne, ce joyau offert par Isabeau de Bavière à son époux Charles VI pour le Nouvel An 1405 revient à Paris à l’occasion du six centième anniversaire de sa fabrication. Spectaculaire et sophistiqué, il met en scène, dans un écrin architectural conçu sur deux niveaux, Charles VI et son page en prière devant la Vierge à l’Enfant, protégés par un fin treillage de fils d’or parsemé de perles et de gemmes, et, en contrebas, un palefrenier retenant par la bride le cheval du roi. L’onctuosité laiteuse du blanc, la transparence éclatante du rouge, la profondeur du bleu subliment l’expressivité et le réalisme des figurines, et illuminent l’ensemble de l’œuvre, nettoyée pour l’occasion.

La naissance du gothique flamboyant
Âge d’or de l’orfèvrerie, les années 1400 marquent également une période d’apogée pour l’enluminure parisienne. Bénéficiant de la solide structure mise en place à Paris dès la fin du XIIIe siècle, de la politique de mécénat lancée par Charles V et ses frères et du renouveau des lettres illustré par Christine de Pizan ou Jean de Montreuil, la production de livres maintient sous Charles VI une qualité d’exception. Comme le souligne François Avril dans le catalogue de l’exposition, « pour répondre à l’appétit d’images et d’ornements de ces interlocuteurs variés [libraires, écrivains, commanditaires princiers…], Paris dispose d’un considérable vivier d’artistes et d’artisans ». Parmi les plus célèbres figurent les frères Limbourg, neveux du peintre flamand Jean Malouel et auteurs d’enluminures (notamment les Très riches heures du duc de Berry) alliant la précision flamande à une profondeur des plans italienne, le Maître de Boucicaut, qui introduit la lumière solaire et la perspective aérienne dans ses compositions, et le Maître de Bedford, qui travailla à la fois pour Jean sans Peur, le dauphin Louis de Guyenne et Jean de Berry. Passionné de bibliophilie, ce dernier est à l’origine de commandes particulièrement prestigieuses : les Très riches heures, autour desquelles le château de Chantilly organise prochainement une exposition (lire l’encadré), mais aussi les Belles heures, l’Apocalypse, la Légende dorée, le Livre de la Chasse et La Cité des Dames, dont le Louvre présente un exemplaire signé par le duc. D’un raffinement dans l’exécution comparable, voire supérieur à la peinture – beaucoup d’enlumineurs étaient d’ailleurs peintres –, ces miniatures ont conservé au fil des siècles l’éclatante fraîcheur de leurs coloris.
L’effervescence créatrice de ce début de siècle gagne également la sculpture et l’architecture (lire aussi p. 20). Grandes entreprises du règne de Charles V, les chantiers du Louvre et de Vincennes sont abandonnés, mais le roi et les princes aux fleurs de lys rivalisent de faste dans de nouvelles constructions civiles (à Paris : l’hôtel Saint-Pol, luxueuse demeure royale en plein quartier du Marais, l’hôtel de Nesle, l’hôtel d’Artois… ), religieuses et funéraires (tombeau de Charles VI à Saint-Denis, sainte chapelle de Bourges, chartreuse de Champmol à Dijon…). Aujourd’hui en grande partie disparus, ces édifices sont évoqués dans l’exposition à travers des plans, coupes, élévations et maquettes. Le règne de Charles VI voit également la naissance du style « gothique flamboyant », sans doute né sur le chantier de Vincennes. Tirant son nom du jeu de courbes et de contre-courbes qui dessinent des flammes et des flammèches en façade, il se caractérise par une richesse ornementale d’une grande exubérance : les voûtes se couvrent de nervures, liernes et tiercerons, et la flore envahit progressivement l’ensemble de l’architecture. Autour de Paris, seule la sainte chapelle de Vincennes témoigne encore des belles heures de ce style sous le règne de Charles VI.

(1) et (2) « Paris 1400. Les arts sous Charles VI », Hors-série de L’Œil.

PARIS 1400. LES ARTS SOUS CHARLES VI

Musée du Louvre, 26 mars-12 juillet, hall Napoléon, 75001 Paris, tél. 01 40 20 53 17, tlj sauf mardi 9h-17h30, lundi et mercredi 9h-21h30, www.louvre.fr.

Autour de l’exposition

- Débats et conférences à l’Auditorium du Louvre, journée-débat « Le livre ouvert : exposition et consultation des manuscrits enluminés », le 24 avril de 11 heures à 18 heures. Conférences « Paris 1400. Les arts sous Charles VI », le 7 avril à 12h30, et « La tour Jean-Sans-Peur, vestige du palais parisien des ducs de Bourgogne », le 9 avril à 12 h 30. Cycle de conférences sur « Les cours autour de 1400, foyers de création en Europe et au Levant », les lundis à 18 h 30 du 26 avril au 14 juin. Pour en savoir plus, tél. 01 40 20 55 55, réservations au 01 40 20 55 00. - Colloque international à l’École du Louvre les 7 et 8 juillet, et à l’université de Dijon le 9 juillet. - Les publications Catalogue de l’exposition, éd. RMN, 416 p., 45 euros. Hors-série de L’Œil, 68 p., 9 euros. Inès Villela-Petit, Le Gothique international. L’art en France au temps de Charles VI, coédition Louvre/Hazan, 144 p., 18 euros. Alain Erlande-Brandenburg, L’Art gothique, nouvelle édition, nouveau texte, nouvelle iconographie, éd. Citadelles et Mazenod, 624 p., 159 euros. - Les autres expositions « Les Très Riches Heures du duc de Berry. L’enluminure en France au début du XVe siècle », château de Chantilly, 31 mars-30 août. « Louis d’Orléans et Valentine Visconti. Mécénat politique autour de 1400 », château de Blois, de juin à septembre. « L’art à la cour de Bourgogne. Le mécénat de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur (1360-1420) », Musée des beaux-arts, Dijon, 28 mai-13 septembre. « Une fondation disparue de Jean de Berry. La sainte chapelle de Bourges », salle du duc Jean, Bourges, fin juin-29 août.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°189 du 19 mars 2004, avec le titre suivant : Les très riches heures du roi Charles VI

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