Entretien avec Abel Prieto

Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2004 - 2703 mots

Abel Prieto est ministre cubain de la Culture depuis 1997. Politique culturelle, censure, il répond aux questions de Gilbert Brownstone, qui organise des résidences d’artistes cubains en France.

Cuba est dirigée d’une main de fer depuis 1959 par le régime communiste de Fidel Castro. Après la chute de l’URSS dans les années 1990, et la fin du soutien financier qu’apportait l’État soviétique à l’île, cette dernière a connu une importante crise économique, aggravée par le blocus américain mis en place depuis le début des années 1960. La situation pour la liberté d’expression dans l’île est très grave. Le 18 mars 2003, la police de Fidel Castro a arrêté 27 journalistes indépendants, interpellés en même temps et au même titre qu’une cinquantaine de dissidents politiques. L’État cubain dispose toujours d’un monopole absolu sur la presse garanti par la constitution et la législation, qui interdit toute publication qu’il ne contrôle pas, exception faite des revues catholiques. Après cette vague d’arrestations, l’Union européenne a décidé de limiter ses échanges culturels avec l’île, et en premier lieu pour la Biennale d’art contemporain de La Havane – qui reste par ailleurs d’un très bon niveau artistique –  en 2003. Cette année-là, près de 2 500 Cubains ont essayé de s’enfuir de Cuba en cherchant à rejoindre les cotes de Floride.
Président de la Fondation Brownstone qui organise l’accueil de créateurs cubains en France, mais aussi des expositions d’artistes étrangers dans les musées de La Havane, Gilbert Brownstone a rencontré Abel Prieto, ministre cubain de la Culture depuis 1997. Cet écrivain est également un proche conseiller de Fidel Castro. Il répond sur les questions de la politique culturelle dans l’île et de la censure.

La huitième Biennale de La Havane a eu lieu en 2003. Elle était d’un niveau comparable à celle de Venise, ou encore à la Documenta de Cassel. Sachant les difficultés économiques dont souffre Cuba actuellement, quel en a été le budget ?
Je ne pourrais pas vous dire quel a été le budget total de la Biennale, mais de nombreuses institutions cubaines ont coopéré à sa réussite et de véritables miracles ont été réalisés avec vraiment très peu de moyens. Cet événement a réellement été concrétisé avec un minimum d’argent en essayant d’en tirer le meilleur parti possible. Comme vous le savez, l’Union européenne a annulé brusquement toute l’aide qu’elle fournissait habituellement. Cela a été lamentable, mais cela nous a plutôt servi d’aiguillon pour nous efforcer de faire le mieux possible et nous pensons que la Biennale a été un succès. Plus de cent vingt artistes étrangers dont beaucoup d’européens sont venus y participer, ce qui a donné un ensemble de grande qualité. Ils ont tous coopéré avec nous et ont donc contribué à faire de la ténacité de Cuba un triomphe. Pour eux, cela a été notoire qu’un petit et pauvre pays comme Cuba, agressé et soumis à un blocus, ait pu mener à bien un événement aussi coûteux et d’une aussi grande signification artistique sans aucune aide extérieure. Je peux vous assurer que nous continuerons contre vents et marées à faire des biennales d’arts plastiques et des festivals internationaux de cinéma, jazz, rock, rap, et je suis sûr et certain que nous pourrons toujours compter sur la solidarité des meilleurs artistes.

Le titre « L’art avec la vie » correspond bien à ce qui se passe à Cuba : la population participe et ne se sent pas étrangère à l’art comme dans un très grand nombre de pays. Que pensent les Cubains de la Biennale ? Y participent-ils ?
La Biennale de La Havane a pour caractéristique, entre autres, sa vocation tiers-mondiste, son intérêt très marqué pour les artistes peu connus du tiers-monde et sa relation avec le public cubain. Nous sommes très satisfaits de la réaction populaire que provoque un semblable événement d’art conceptuel, réflexif, qui exige du spectateur une position intellectuellement très active. Les derniers temps, nous avons énormément avancé dans la diffusion massive des codes des avant-gardes dans les arts plastiques. La participation des meilleurs artistes plastiques à la vie sociale et à la télévision (sur le canal éducatif) nous a considérablement facilité la tâche.

Fidel Castro utilise les expressions « bataille des idées » et « massification de la culture ». Pouvez-vous les définir et, si elles sont encore en vigueur aujourd’hui, en donner quelques exemples ?
Si vous pensez à ce qui se passe aujourd’hui dans le monde à propos de la manipulation sans commune mesure des gens jour après jour afin de convertir l’être humain en une créature sans volonté ni pensée propre, n’ayant comme destin que la consommation sans influence réelle sur son destin et ceux de sa communauté et celle du monde, vous vous rendrez compte des raisons pour lesquelles nous parlons tant à Cuba de la nécessité d’une bataille des idées. La culture et le plan de Fidel afin d’élever le niveau culturel de la population est en rapport avec cela. Rappelez-vous cette phrase de José Martí (1) que nous citons si souvent entre nous : « Être cultivé est le seul moyen d’être libre. » En conséquence, n’est libre que celui qui, grâce à sa culture, ne peut être manipulé. Nous souhaitons que les Cubains soient culturellement préparés pour recevoir quelque influence que ce soit en maintenant intacte leur capacité de penser par eux-mêmes, leur indépendance de critères et leur liberté.

Le peuple cubain est l’un des plus éduqués du monde avec un niveau d’alphabétisation de presque 97 % de la population. Fidel Castro en vise aujourd’hui à « faire des Cubains le peuple le plus cultivé du monde en dix ans ». Que pensez-vous de cet objectif et pensez-vous pouvoir l’atteindre ?
Nous pouvons affirmer, sans triomphalisme aucun, que nous avons effectué une partie du chemin menant à cet objectif. Des signes de ces avancées nous sont donnés par la fréquentation élevée du public, qui remplit nos théâtres, assiste aux concerts de musique dite cultivée, visite les expositions d’arts plastiques et les musées. Nous avons des statistiques qui situent la demande culturelle des Cubains à un plus haut niveau que dans les années 1980, c’est-à-dire avant la crise des années 1990. Un autre signe important concerne la Foire du livre : on peut y voir des millions de Cubains achetant des livres, et des livres de qualité, non pas cette « littérature poubelle » qui se publie uniquement à des fins commerciales. Le rôle de la télévision a été très important.

Quel sens revêt donc la célèbre déclaration de Fidel disant aux intellectuels et aux artistes : « Dans la Révolution : TOUT ! hors de la Révolution : RIEN ! » ? ; comment les intellectuels et les artistes la ressentent-ils aujourd’hui lorsqu’ils réalisent des œuvres personnelles ?
Cette phrase de Fidel est extraite d’un discours de 1960 connu sous le titre d’« Appel aux intellectuels », et elle est très souvent citée hors de son contexte comme une espèce de slogan ou de mot d’ordre. Je souhaiterais que vous connaissiez l’intégralité du texte. Il est au fondement de toute notre politique culturelle. Il y a en lui un appel très large, antidogmatique et antisectaire à tous les intellectuels cubains d’alors. Il les invite à s’associer pleinement à l’œuvre éducative et culturelle que la Révolution initiait. Ce discours requert leur participation à la fondation d’un nouveau Cuba des « révolutionnaires » et des « non-révolutionnaires », et il affirme que nous ne devons écarter que ceux qui sont « incorrigiblement contre-révolutionnaires ». Il diffère de la politique basée sur le « réalisme socialiste », qui a fait tellement de mal en URSS, et n’a pas la prétention d’imposer des normes. Les résultats d’une politique aussi ouverte et unitaire sont visibles : l’art et la littérature naissent à Cuba tous les jours dans un espace de totale liberté créatrice et, très souvent, c’est un art très critique qui se fait, en relation à nos problèmes, un art qui nous aide à réfléchir, à être meilleurs.

La presse étrangère signale pourtant que les intellectuels, les auteurs, les journalistes sont soit prisonniers soit réduits au silence. Quelle est la situation ?
Ceci est une des plus agressives campagnes médiatiques qui n’aient jamais été organisées contre quelque pays que ce soit. C’est un fait très attristant, particulièrement indigne, que de voir comment de grossiers mensonges contre Cuba sont répétés sans fin seulement parce que des décisions strictement légales sont adoptées. Ces « dissidents » travaillaient au service d’une puissance étrangère, la superpuissance qui aujourd’hui domine la planète, qui nous agresse, maintient un blocus contre nous et nous a déclaré la guerre. Ce genre de dissidents auraient été jugés et punis dans n’importe quel autre pays du monde. Il est curieux de remarquer qu’il n’y a aucune campagne de presse contre les États-Unis pour ce qu’ils font, par exemple, aux prisonniers détenus sur la base de Guantanamo dans des conditions inhumaines, et à propos de tous ceux qu’ils retiennent prisonniers, littéralement séquestrés, pour des supposés délits de terrorisme sans aucune espèce de garantie.

Il me semble que tous les arts, que ce soit le théâtre, la danse ou les arts plastiques, jouissent à Cuba d’une liberté totale. La censure artistique existe-t-elle, par exemple, en ce qui concerne l’écriture, la presse et le théâtre ?
Toutes les institutions culturelles cubaines ont des conseils artistiques qui décident de la politique de l’institution et qui approuvent ce qui se réalise sur le seul critère de la qualité artistique des œuvres. Les plus talentueux créateurs des différentes spécialités participent à ces conseils. Par exemple, depuis environ trois ans, de nouvelles imprimeries se sont créées, permettant l’organisation de nouvelles maisons d’édition dans chacune des provinces. Pour réaliser ce projet, des commissions éditoriales ont été constituées dans toutes les municipalités du pays. Elles sont formées par des membres de l’Union des écrivains et des artistes de Cuba et de l’Association Hermanos Saiz, organisation qui regroupe les jeunes écrivains et artistes cubains. Ces commissions jugent les manuscrits, discutent et dessinent la politique éditoriale. Si vous observez le théâtre, les arts plastiques, la littérature, vous pouvez voir comment le reflet de notre propre réalité n’exclut absolument rien de nos problèmes, de nos contradictions. Il y a quelquefois des regards très durs et amers sur ce que nous faisons à Cuba. Cette critique ne se réalise pas de l’extérieur mais du cœur le plus intime des compromis révolutionnaires, et, dans la majorité des cas, il y a une réaffirmation de l’espérance, de la croyance en l’utopie malgré les régressions conjoncturelles.

Quels liens existe-t-il entre l’État et la culture ?
L’État doit, je crois, appuyer de manière décidée la culture. Les effets du néolibéralisme ont provoqué un des processus les plus dramatiques de ces dernières années dans la vie culturelle de l’Amérique latine. Les ajustements économiques ont toujours commencé par la culture et l’État s’est peu à peu désintéressé du sujet. Un sujet aussi transcendantal a été laissé à la charge des forces aveugles du marché. Bien entendu, l’appui inconditionnel de l’État ne doit pas être confondu avec la bureaucratisation ; des fonctionnaires ne peuvent se mêler de la création artistique et commettre des erreurs comme celles qui ont caractérisé la politique culturelle soviétique après la mort de Lénine. L’État doit mettre en place les conditions d’émergence et de développement des talents de telle manière qu’ils ne puissent s’égarer et que puisse exister une création libre et diverse. Il doit en outre promouvoir cette création par la mise en œuvre de tous ses moyens.

Quelles relations l’art et l’idéologie entretiennent-ils aujourd’hui à Cuba ?
À Cuba, nous n’utilisons pas l’art à des fins de propagande politique ou idéologique et, pour nous, cette utilisation est nocive. Comme quelqu’un l’a dit, lorsque l’art se transforme en propagande, il échoue comme art et il échoue aussi en tant que propagande. Bien évidemment, il y a une charge idéologique dans l’art qui est assez évidente dans certaines manifestations et plus subtile dans d’autres, mais c’est quelque chose qui ne doit pas s’imposer de l’extérieur de la création.

Quel est le rôle de la culture dans le développement socio-économique de Cuba ? Par exemple, quel est le programme pour augmenter le nombre de livres publiés ? Quelle est la politique vis-à-vis de l’Internet, de la presse et de la télévision ?
La Révolution a réalisé depuis ses origines un très important travail concernant le livre et la lecture, non seulement en créant des maisons d’édition mais aussi en produisant massivement des livres et en facilitant l’émergence d’un important lectorat. [L’écrivain] Alejo Carpentier, qui a été le premier directeur national de l’édition, a dit en 1960 ou 1961 que, pour l’écrivain, les temps de solitude étaient finis et que s’inauguraient les temps de solidarité. Nous avons produit annuellement plus de 50 millions de livres et nous avons fait un énorme travail de diffusion de la littérature cubaine et universelle à une échelle de masse. Le peuple, récemment alphabétisé – depuis la grande campagne d’alphabétisation (1961) –, a pu lire dans des éditions très populaires et très peu chères les classiques de tous les pays et de tous les temps de Rabelais à Balzac ou Stendhal jusqu’à Sartre, Camus ou Malraux, pour ne parler que de la littérature française. Cet effort a dû s’interrompre avec la crise des années 1990 lorsque la production éditoriale a dû se réduire de façon drastique, mais, ces trois dernières années, le niveau de production a été retrouvé. La Foire du livre de La Havane s’est convertie en un festival national avec la participation de plus de trente villes. L’utilisation de la télévision à des fins culturelles et éducatives nous aide beaucoup à promouvoir la lecture. Par ailleurs, l’enseignement de l’informatique a été étendu à toutes les écoles du pays, y compris dans les zones montagneuses. Des clubs d’informatique pour la jeunesse ont été créés dans toutes les communes, plus de soixante directions municipales de la culture ont accès à l’Internet et elles ont créé des sites pour diffuser leurs traditions et leur actualité culturelle. Très bientôt, ce service sera étendu à tout le pays. Toutes les bibliothèques provinciales figurent sur la Toile et proposent des services à la population avec leurs ordinateurs. L’Union des écrivains et des artistes ouvre des salles pour l’Internet dans toutes les provinces. Nous avons mis les nouvelles technologies de l’information au service de la culture et de l’éducation. Nous utilisons aussi l’Internet pour diffuser vers l’extérieur la vérité concernant Cuba.

Êtes-vous d’accord avec André Breton pour qui la nature profonde de l’art est révolutionnaire ?
L’art authentique a toujours été subversif et aujourd’hui plus que jamais. Pensez au rôle émancipateur de l’art, à son message si profond de libération humaine, à son pari si radical afin que l’être humain se sente maître de lui-même et de son destin et grandisse spirituellement. Pensez à la capacité de l’art d’agiter les idées reçues, de poser sans cesse des questions et d’exprimer des doutes, sa lucidité, son rejet de tout ce qui est médiocre et vulgaire, ses recherches au-delà de toute norme, son rôle dans la préservation de la mémoire individuelle et collective. Dans le monde globalisé dans lequel nous vivons aujourd’hui avec une manipulation aussi accablante des consciences, un système de domination mondiale veut s’imposer et souhaite détruire le sens critique des êtres humains et leur capacité à penser et à décider par eux-mêmes, promouvant un pseudo art frivole et commercial et écrasant les identités nationales au nom d’une supposée modernité universelle. Dans un tel monde, le message de l’art authentique doit être subversif et révolutionnaire.

Comment analysez-vous les rapports actuels entre les cultures française et cubaine ?
L’échange que vous promouvez à travers la fondation me semble être une grande idée. Le dialogue entre les cultures française et cubaine a pour nous une grande importance et nous appuierons toute initiative qui lui sera favorable. On se souvient du rôle exceptionnel que la France a tenu dans la gestation des idées révolutionnaires des indépendantistes cubains du XIXe siècle. Dans le domaine spécifique de la culture, les peintres, poètes et intellectuels français ont eu un rôle de référence indispensable pour nos avant-gardes artistiques et littéraires, autant dans ce siècle qu’au cours du XXe.

(1) (1853-1895), homme de lettres cubain engagé dans une lutte pour l’indépendance de Cuba et l’unité des pays d’Amérique latine et des Caraïbes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°203 du 19 novembre 2004, avec le titre suivant : Entretien avec Abel Prieto

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