Paroles d’artiste

Maja Bajevic : « L’art est comme un terrain vague »

Par Anaïd Demir · Le Journal des Arts

Le 10 juin 2005 - 764 mots

Biennale de Venise, de Tirana ou d’Istanbul, Manifesta 3, les œuvres (photographies, vidéos, performances, installations…) de Maja Bajevic font le tour du monde. Née en 1967 à Sarajevo, Maja Bajevic, qui vit à Paris, saisit dans son travail plusieurs maux des sociétés patriarcales. Sur fond d’intime, avec poésie et subtilité, les questions violentes de territoire, de religion ou de fanatisme s’entrecroisent. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de sa première exposition personnelle à Paris, à la galerie Michel Rein.

Quelle importance l’histoire de l’ex-Yougoslavie, et notamment la guerre de Bosnie-Herzégovine et les questions de territoire, ont-elles dans votre travail ?
Je suis née à Sarajevo, j’ai grandi à Munich, en Allemagne, puis je suis retournée à Sarajevo avec mes parents. En 1989, j’ai eu l’occasion de voir l’exposition « Les magiciens de la Terre » présentée à Paris. C’est peut-être l’exposition qui m’a le plus marquée, alors j’ai demandé une bourse pour un séjour d’études artistiques en France, bourse que j’ai obtenue en 1991. Pendant mon séjour en France, la guerre a éclaté en ex-Yougoslavie. Un ami écrivain, Aleksandar Hemon, m’a dit une fois que l’art m’avait peut-être sauvé la vie, et que je lui devais donc la vie. Puis j’ai terminé mes études aux Beaux-Arts de Paris. Après la guerre, dès que cela a été possible, je suis retournée à Sarajevo. Mes parents y étaient restés pendant la guerre, mais mon appartement avait été occupé. C’était toute une vie d’avant guerre qui ne m’était plus accessible. Avec Emmanuel Licha, j’ai fait un travail à ce sujet, Green, Green Grass of Home (2002) : dans cette vidéo, on me voit me déplaçant dans un champ complètement neutre, décrivant l’appartement et l’histoire qui s’y connecte.

Quel message politique souhaitez-vous faire passer à travers les œuvres que vous présentez dans l’exposition de la galerie Michel Rein ?
Je présente trois œuvres qui ont chacune une histoire différente. Outre Green, Green Grass of Home, directement liée à mon histoire personnelle, la vidéo Double Bubble (2001) traite de questions plus universelles comme l’hypocrisie et la mauvaise utilisation des quatre religions monothéistes (le catholicisme, le judaïsme, l’islam et l’Église orthodoxe). C’est une problématique qu’on peut aussi bien observer dans les pays ex-communistes que dans les croisades de M. Bush, mais également chez Ben Laden.

Votre exposition s’intitule « Terrains vagues » : quels sont ces « terrains vagues » que vous évoquez à travers photographies et vidéos ?
Ce sont les terrains vagues de la pensée. L’art même est comme un terrain vague où les possibilités sont toujours ouvertes. Un lieu de liberté coincé entre le passé et le futur.

Dans votre série de photographies « Merry Christmas and a Happy New Year » (2005) [qui a par ailleurs reçu le prix de la Biennale de Sharjah (Émirats arabes unis)], comment abordez-vous les questions familiales ?
Qu’une maison puisse représenter le corps même de la famille, voilà en quoi ce travail touche les questions familiales. Des maisons pas encore reconstruites mais déjà ornées de décorations de Noël cachent une tristesse profonde. Ce qui devait être beau – les décorations –  devient laid placé sur une surface en transition entre la destruction et la reconstruction, et capte un sentiment de vide.

La vidéo Double Bubble parle à la fois de religion, de fanatisme et du statut féminin. À votre avis, les valeurs féminines doivent-elles être défendues ?
Absolument, je suis partisane d’un nouveau féminisme, car je pense que la bataille n’est qu’à moitié gagnée. Le fonctionnement de la famille patriarcale a tellement marqué notre pensée des siècles durant qu’il est difficile de s’en débarrasser. Peut-être plus encore en ce qui concerne les questions d’ordre moral que celles qui sont d’ordre juridique. Dans Double Bubble, je représente les conséquences d’un monde fanatique, comme vous dites, plutôt masculin. Mais c’est mon corps de femme qui parle à la place des hommes.

Vous êtes une artiste dont le travail voyage beaucoup, à travers biennales et autres expositions internationales. L’œuvre d’art constitue-t-elle à vos yeux une arme sociopolitique universelle ou bien est-ce un moyen d’accéder à la paix sur un plan plus personnel ?
Une œuvre d’art est toujours, plus au moins, sociopolitique, rien que parce qu’elle reflète la société et le temps dans lequel nous vivons. Je ne pense pas que les artistes soient des guerriers, pour reprendre votre terme d’« arme », même pas pour des « bonnes causes ». À mon avis, nous sommes plutôt des témoins.

Maja Bajevic, Terrains Vagues

Jusqu’au 13 juillet, galerie Michel Rein, 42, rue de Turenne, 75003 Paris, tél. 01 42 72 68 13, du mardi au samedi 11h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°217 du 10 juin 2005, avec le titre suivant : Maja Bajevic : « L’art est comme un terrain vague »

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