Yvon Lambert

Galeriste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 28 avril 2006 - 1457 mots

Le galeriste Yvon Lambert a suivi un chemin clairvoyant, ponctué de quelques traverses. Parcours d’un faux distrait.

« Je pourrais dire qu’Yvon Lambert est un grand galeriste parce que sa maman faisait de la très bonne cuisine et que son père aimait le rugby. Mais je ne le dirai pas. » Cette pirouette de l’artiste Niele Toroni, clin d’œil au créateur belge Marcel Broodthaers, aurait pu figurer sur le mur de messages personnels adressés au galeriste pour ses quarante ans d’activité parisienne. Le puzzle de mots doux de l’exposition « Message personnel » (18 mars-22 avril) ne permettait toutefois pas de cerner le personnage d’éternel distrait, attachant mais fuyant, qu’est Yvon Lambert. Avec un art consommé de la feinte, le galeriste est capable de glisser une vérité fondamentale ou un compliment assassin au détour d’une rue, sans laisser place à une riposte. Vachard, il n’épargne d’ailleurs pas ses confrères de saillies lancées l’air de pas y toucher. Les paradoxes ne s’arrêtent pas là. « C’est une combinaison unique de générosité et de radinerie. Il donne beaucoup pour faire pardonner tant de radinerie ! » ironise le peintre Miquel Barceló. Du Méridional, Lambert a gardé un fond d’accent, mais une verve mesurée. Son parcours, marqué du sceau de l’art minimal, tient lieu de discours. « Yvon n’est pas dans le show-biz. Ce n’est pas un animateur culturel, ni un réanimateur qui ferait revivre ou survivre des cadavres. Il n’est pas dans les épigones ou les fac-similés », égrène René Denizot, directeur de l’École nationale supérieure d’arts Paris-Cergy (ENSAPC) de Cergy-Pontoise (Val-d’Oise). Tout au long de sa carrière, le galeriste a su tricoter de belles opportunités, de sorte que les choses se passent chez lui plutôt qu’ailleurs.

Registre de la confiance
Yvon Lambert naît en Provence dans une famille de petits commerçants. Sensibilisé à l’art par la proximité de Picasso à Vallauris et de Léger à Biot, le jeune homme ouvre rapidement un petit local à Vence (Alpes-Maritimes). Il s’affaire du côté des artistes locaux comme du côté du second marché avec des pointures aussi différentes que Robert Malaval ou Alfred Manessier. Son goût s’exprime surtout dans les œuvres construites et géométriques, d’Hélion à Tutundjian en passant par Arp. Monté à Paris, il ouvre une première enseigne rue de Seine, où il montrera notamment Pascin et les œuvres sur papier d’Hélion. Pour faire un chiffre rond, la galerie a d’ailleurs triché sur les dates en éludant l’entrée en matière…
L’histoire officielle ne commence donc qu’en 1966, lorsqu’il reprend l’ancien local du marchand américain David Anderson, rue de l’Échaudé. Sa voisine Ileana Sonnabend ayant déjà préempté le pop art américain, il fallait à Lambert un autre terrain de chasse. Ce sera l’art minimal. Via l’artiste Daniel Buren et quelques séjours new-yorkais, Yvon Lambert « importe » Tony Smith, enchaîne avec Robert Ryman, Sol LeWitt et Fred Sandback. Pourquoi ces Américains acceptaient-ils d’exposer à Paris, qui avait pourtant depuis longtemps perdu sa primauté ? « Il y avait une certaine alchimie, relève l’artiste américain Lawrence Weiner. Les raisons ? Toutes mes conceptions, bonnes ou mauvaises, sur la culture française, la localisation rive gauche, l’excitation et le romantisme d’Yvon pour une génération d’artistes internationaux, l’électricité et la grâce. » Ses relations avec les artistes s’établiront toujours sur le registre de la confiance, du respect et d’une pudeur distante. L’affect n’entre pas en jeu. « Ce n’est pas un groupie d’artistes, indique le créateur Matthieu Laurette. C’est le travail des artistes qui le nourrit et qui l’intéresse. Il n’a pas besoin de dîner, de déjeuner ou de passer sa vie avec eux. »

« Être là, et ailleurs »
Bien qu’attaché à Saint-Germain-des-Prés, Yvon Lambert accompagne la création du Centre Pompidou et s’arrime en 1977 rue du Grenier-Saint-Lazare, avant de s’installer en 1986 rue Vieille-du-Temple. Au cours de cette décennie, il saute à pieds joints dans la Figuration libre, en présentant Jean-Charles Blais et Robert Combas. Joue-t-il la carte opportuniste de l’air du temps ? Cette échappée relève-t-elle d’un « retour du refoulé », selon la formule du collectionneur Marc Gensollen ? « J’en ai eu besoin moralement, physiquement, explique l’intéressé. Je me suis dit : “Je ne veux pas devenir un antiquaire et refaire inlassablement les mêmes choses.” Cela a été un bain de fraîcheur, de fantaisie. » Cette nouvelle orientation conduit Buren à claquer la porte, mais n’entame pas l’image sérieuse de la galerie. « Yvon a précisément réussi sa galerie car il avait cette capacité assez soft à être là, et ailleurs, puis encore un peu là », indique un observateur.

Enveloppe budgétaire
Lambert aime-t-il ou pas la peinture ? Ce débat a priori abscons, le galeriste l’a cultivé en déclarant la fin de ce médium lors de la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) en 2003 – il était alors président de son comité d’organisation, le Cofiac. De telles sorties surprennent d’autant plus qu’il n’a jamais cessé de lorgner sur Miquel Barceló, exposé pour la dernière fois en 1993 et avec lequel il renoue à l’automne. « Il est vrai que j’aime dire du mal de la peinture, admet-il. Cela ne veut pas dire que je ne l’aime pas. Je préfère la plus simple expression de la peinture, celle de Ryman ou Toroni. J’aime l’odeur de la peinture, mais pas ce que la majorité des artistes en font. » D’après l’artiste Bertrand Lavier, Yvon Lambert « n’aime pas la peinture inutile. La énième version de ce que l’on a vu vingt fois en moins bien ». Ses réticences contaminent aussi le champ de la photographie. « La photo s’est banalisée au point que je suis très dubitatif ces dernières années », poursuit le marchand.
Visiteur régulier du Musée du Louvre, Yvon Lambert aime les œuvres, tellement qu’il en a toujours collectionné. À la différence de nombreuses collections de marchands, son ensemble ne se compose pas seulement d’invendus. On y trouve toutefois peu d’artistes défendus par ses confrères. Un choix motivé plus par la logique que par la défiance : les artistes qui l’intéressent sont dans sa galerie. Après avoir d’abord songé à installer sa collection à Montpellier, il l’inaugure finalement à Avignon en 2000. Le galeriste n’est-il d’ailleurs pas plus provençal que languedocien ? Lambert regrette toutefois que l’enveloppe budgétaire n’autorise pas d’expositions ambitieuses. Avec une certaine coquetterie, il avait même fait mine de vouloir quitter Avignon. Une sortie impossible, car il a signé une convention de dépôt de vingt ans avec la municipalité.

Coup de sang
Bien que viscéralement attaché à sa galerie, Yvon Lambert n’a pas résisté aux sirènes de l’ubiquité. Dans les années 1980, il ouvre une galerie à Gand en association avec le marchand belge Albert Baronian. L’inauguration d’une antenne à New York en 2003 est plus surprenante. Car une telle aventure se tente plutôt dans la fleur de l’âge ! « C’était étrange, car son vrai bonheur est d’être à Paris, d’ouvrir la boutique, un peu “à la bonne franquette”, remarque l’artiste Jean-Charles Blais. Il n’a pas le profil d’une multinationale expansionniste. » Mais le côté brouillon voire artisanal de Lambert s’accompagne d’une organisation au cordeau. Après des débuts chaotiques, l’antenne de Chelsea semble s’autofinancer. Elle déménagera même l’an prochain dans des locaux plus vastes, à quelques encablures de l’espace actuel.
Les quarante ans de la galerie parisienne, fêtés au restaurant Le Doyen – un nom sans doute pas innocent ! –, sonnent l’heure des bilans. Bien qu’Yvon Lambert reste l’épicentre de sa galerie, l’indécision plane parfois pour savoir s’il en a encore la totale maîtrise. La galerie s’est livrée à de nombreux travaux en peu d’années, une grandiloquence qui a autant surpris que son revers, le coup de sang de Lambert envers ses premiers lieutenants. Voilà deux ans, le galeriste se sépare bruyamment de son ancienne collaboratrice, Martine Aboucaya, un divorce qui se solde aussi par le départ de l’artiste Christian Boltanski. « Depuis quelques années, Yvon a des artistes dont il ne sait rien. C’est l’effet du super-entourage qui fait un programme qui est plus le sien que celui d’Yvon », note un familier. « La galerie, c’est moi, affirme pourtant Yvon Lambert. J’ai la chance d’être entouré de gens plus jeunes, qui, avec leur curiosité, voient des choses, et on en parle ensemble. Les jeunes artistes de ma galerie comme Douglas Gordon ou Jonathan Monk sont les petits-fils des artistes conceptuels, donc je ne me sens pas dépassé. » Le galeriste, qui refuse de communiquer son âge, aurait-il la clairvoyance du patriarche ?

YVON LAMBERT EN DATES

1966 Galerie rue de l’Échaudé.

1968 Exposition de Tony Smith.

1977 Installation rue du Grenier-Saint-Lazare.

1982 Expose Robert Combas et Jean-Charles Blais.

1986 Installation rue Vieille-du-Temple.

2000 Ouverture de la Collection Lambert en Avignon.

2003 Ouverture d’une galerie à New York.

2006 Exposition Niele Toroni

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°236 du 28 avril 2006, avec le titre suivant : Yvon Lambert

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