Russie - Politique

COMMÉMORATION

Russie, le centenaire de la Révolution en sourdine

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 31 octobre 2017 - 1201 mots

Les commémorations officielles, notamment artistiques, de la révolution bolchévique de 1917 sont bien maigres, faisant écho à l’embarras du pouvoir à l’égard de la période soviétique. Les artistes actuels sont tout aussi réticents à traiter le sujet.

Moscou. Pour un événement qui a changé la face du monde et bouleversé comme aucun autre la Russie, la révolution de 1917 n’inspire guère les artistes russes actuels. Leur silence fait écho au profond malaise de l’élite russe face à l’un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire russe. Mais le centenaire de la révolution est trop important pour être ignoré, surtout dans un pays adorant les célébrations fastueuses.

Un programme officiel bien maigre
Aucune célébration ni commémoration publique ne sont organisées par les autorités russes, qui ont alloué en tout et pour tout l’équivalent de 750 000 euros pour des événements plus ou moins confidentiels liés à la révolution de 1917. Le programme officiel comprend dix-sept expositions organisées par des institutions publiques, des publications et des cycles de conférences confinés aux spécialistes. À l’exception de l’exposition « Un certain 1917 », organisée par la galerie Tretiakov (jusqu’au 14 janvier) et qui a été relayée dans les médias grâce à la qualité des œuvres, les expositions présentent des archives avec une approche strictement documentaire, la plus neutre possible, et destinée visiblement à un public féru d’histoire. À la galerie Tretiakov, les critiques russes ont apprécié l’approche englobant tous les styles d’époque (des « attardés de l’impressionnisme » aux avant-gardistes), mais ont déploré que seule une petite poignée d’œuvres évoque directement la révolution, dont la plupart tombent « à côté » et croisent les événements sans les voir.

Hors programme officiel, l’Ermitage de Saint-Pétersbourg consacre une exposition « Le Palais d’hiver en 1917, l’histoire est passée par là » (du 26 octobre au 4 février) s’intéressant aux dégâts subis par le bâtiment et sa collection durant les événements d’octobre. Un simple constat. Le Musée multimédia de Moscou (dirigé par Olga Sviblova) choisit la photographie pour dresser aussi un constat intitulé « 100 faits sur 1917 » (exposition itinérante à travers le pays). Seul le Musée Juif de Moscou invite les visiteurs à s’interroger sur les conséquences (positives et négatives) avec « Liberté pour tous ? Histoire d’un peuple durant les années de la révolution » (17 octobre-14 janvier), une réflexion historique illustrée par des peintures de Robert Falk, El Lissitzky et Marc Chagall.

Le regard des artistes contemporains sur les événements de 1917 semble nettement plus problématique. Plus la distance avec le Kremlin est importante, moins la révolution épouvante. Dans l’ancienne « capitale des Tsars », le Musée du XXe et XXIe siècles (« MISP », qui appartient à la ville) inaugure « Droit au futur » (du 26 octobre au 3 décembre). L’exposition montre les œuvres de 60 artistes contemporains (dont Boulatov, Osmolovsky, Drozd, Sokol, Ragimov et une moitié d’étrangers) sur le thème de la révolution russe. Le musée ne dévoile ni le nom du commissaire ni la commande d’œuvres spécialement pour l’exposition, ce qui est par conséquent peu probable.

Un regard édulcoré
La 4e Biennale industrielle de l’Oural a en revanche donné lieu à une création spécifique : l’oratorio Lumières de l’Oural des compositeurs Carlo Ciceri (Suisse) et Dmitri Remezov (Russe). Ekaterinbourg, soulignons-le, est encore plus éloigné de Moscou que Saint-Pétersbourg. C’est hors de Russie, à la Biennale de Venise, que les plasticiens russes se sont vu offrir la plus généreuse occasion de créer spécialement sur le thème de la révolution. La fondation V-A-C du milliardaire Leonid Mikhelson a invité une dizaine d’artistes contemporains russes dans le cadre d’une exposition baptisée « Espace. Force. Construction », qui n’a toutefois pas plu à la critique. Évoquant de manière trop elliptique le thème annoncé, l’exposition a été qualifiée de « théâtre de l’amnésie » par Tatiana Sokhareva dans ArtGuide.com. Il a finalement fallu passer par la Chine pour exprimer avec force et sans détours les convulsions de la révolution d’Octobre. La tâche a été confiée à l’artiste Cai Guo-Qiang par le Musée Pouchkine (du 15 septembre jusqu’au 12 novembre). Sa performance pyrotechnique a fait bien plus jaser que toute la 7e Biennale de Moscou, inaugurée quelques jours plus tard.

Pénible à évoquer, impossible à oublier
Cette prudence extrême est due au fait que le mot « révolution » hérisse le Kremlin. En tout cas dans son acceptation politique. La frayeur causée par les « révolutions de couleur » (dans plusieurs pays proches, principalement l’Ukraine) et le « printemps arabe » ont contribué à l’adoption d’une posture et d’une rhétorique contre-révolutionnaires. Par ailleurs, Vladimir Poutine s’abstient de critiquer le système soviétique. L’une de ses phrases les plus célèbres condamne la désintégration de l’URSS comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». La société russe demeure très divisée sur la question de la révolution. Il existe deux camps ayant chacun une opinion tranchée : d’un côté, les communistes continuent de voir en la révolution le point d’orgue d’un monde égalitaire ; de l’autre, les orthodoxes y voient une révolte athée. Ces deux camps ne dialoguent pas entre eux, mais ils ont un point commun important : ils sont résolument conservateurs et constituent les deux piliers du régime. Ce qui inspire à l’historien Ivan Kourilla une observation ironique : « Cent ans après avoir guidé le monde vers les lendemains qui chantent, la Russie est devenue le pôle mondial du traditionalisme ».

Face à cette contradiction, le Kremlin, qui possède une maîtrise complète des médias, préfère éviter le débat. Du coup, le centenaire de la révolution passe totalement inaperçu pour le citoyen russe moyen. Pas un film à gros budget, pas un monument, alors que la Russie dépense sans compter pour l’art monumental. Il est vrai qu’aucune statue de Lénine n’a été déboulonnée depuis 1991 : elles continuent de trôner sur toute place centrale de toute ville russe. « La société actuelle a certainement intérêt à s’interroger sur la portée de 1917, mais elle a peur de connaître la réponse », juge Ivan Kourilla.

Double punition
L’art contemporain se trouve ainsi confronté à une question épineuse, et face à des forces conservatrices qui lui sont très hostiles, aussi bien les communistes que les orthodoxes. Le saccage d’expositions, le procès contre les Pussy Riot et les condamnations verbales du ministère de la Culture incitent artistes, commissaires d’exposition, galeristes et directeurs de musées à la plus grande prudence. Et bien entendu à l’autocensure.

S’ajoutent à cela d’autres facteurs propres à l’histoire de l’art en Union Soviétique. « Nous n’arrivons pas à nous positionner face à la révolution », juge Nikolaï Palajchenko, critique d’art et administrateur de Winzavod. « La fin brutale de l’avant-garde débouchant sur la terreur, puis le soviétisme et son réalisme socialiste se dressent entre nous et la révolution. Du coup, nos artistes ne sont pas du tout enclins à réfléchir sur les drames du passé ». L’influente critique d’art Maria Kravtsova explique aussi que « la réticence des artistes à représenter la révolution de 1917 tient au moule soviétique. Autrefois, la glorification de cet événement était une figure imposée dans les concours d’entrée, les commandes officielles, etc. » Cela fait beaucoup d’inconvénients pour une révolution dont plus personne en Russie ne rêve depuis longtemps.

Légende photo

Portrait de Nadezhda Kroupskaïa et de Lénine en 1922, photographié par sa soeur, Maria Ulyanova - Source photo Wikimedia (Domaine public)

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°488 du 3 novembre 2017, avec le titre suivant : Russie, le centenaire de la Révolution en sourdine

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