Mémoire

Ohanian, rien ne se perd de vue

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 13 janvier 2015 - 709 mots

Dans les deux espaces de la galerie Chantal Crousel, l’artiste poursuit ses pérégrinations dans le temps et dans l’espace, enchâssant les histoires et ressuscitant leurs témoins.

PARIS - Il s’en est fallu de peu en effet pour que l’on n’ait pas eu connaissance de l’existence des Mémoires du génocide arménien, héritage traumatique et travail analytique, écrites par l’essayiste et traductrice Janine Altounian et publiées en 2009. Mais c’était sans compter sur Melik Ohanian (né en 1969).

Au début du XXe siècle, Vahram Altounian, témoin direct du génocide arménien entre 1915 et 1919 puisque lui-même déporté, rédige un journal. Près d’un siècle plus tard, sa fille Janine se penche sur ces écrits et rédige un livre. Manque de chance, pour cause de succès limité, le bouquin se dirige vers le pilon. Jusqu’à ce que Melik Ohanian ne tombe dessus, rachète une partie des invendus (quelque 120 exemplaires) et décide d’en faire une œuvre, Pulp Off. L’artiste fait revivre ce livre en trois temps, le passé, le présent et le futur, et ce sur deux lieux, à la galerie Chantal Crousel d’une part et à La Douane d’autre part. Dans la galerie mère, Ohanian a accroché des fac-similés du journal original. Voilà pour le passé. Sur le mur d’en face, tourné vers le futur, un écran fait défiler le livre numérisé (qu’Ohanian mettra gratuitement en ligne sur son site à la fin de l’exposition), belle manière de lui redonner une vie seconde à défaut d’être éternelle. Entre les deux, et au présent, Ohanian a disposé au sol un tas composé d’une partie des exemplaires déchiquetés. L’autre partie est, elle, présentée à La Douane, dans un meuble-vitrine qui fait office de sablier. Le présent qui passe. Façon de rappeler qu’il ne faut pas perdre de vue. Ni oublier.

Cartographies hypnotiques
Ces voyages dans le temps, ces changements d’espace, ces glissements de registre qui animent depuis toujours la démarche de Melik Ohanian, on les retrouve magnifiés dans deux œuvres présentées en face-à-face comme un écho venu de lointaines galaxies. Pour la première, Modelling Poetry, Ohanian a produit deux algorithmes qui évoquent sur écran la possible rencontre et collision explosive, dans 4 milliards d’années, entre la Voie lactée et la galaxie d’Andromède. Une conjugaison au futur hypothétique. En face, Transvariation prend la forme d’une grande carte de l’Arctique avec des points lumineux rappelant les douze stations internationales de recherche qui, entre 1881 et 1884, firent les premières études climatologiques de la région. Dans ces énigmatiques et hypnotiques cartographies, réalité et fiction sont confondues.

C’est encore de télescopage et de déplacement, mais cette fois d’échelle, de matériaux et d’histoire, dont il est question avec Shell. L’installation évoque sept cauris, ces coquillages utilisés autrefois comme monnaie d’échange dans des civilisations chinoises et africaines ; ils sont ici considérablement agrandis en béton gris. Et ce sont toujours les principes de mémoire et de transposition qui animent, à La Douane cette fois, ces Girls of Chilwell, du nom de cette usine d’armement en Angleterre où des ouvrières, pendant la Première Guerre mondiale, remplissaient des obus et, du fait de leur exposition à la nitroglycérine, voyaient certaines parties de leurs corps jaunir. Elles sont trois, là, comme immortalisées, « de marbre » dirait-on s’il ne s’agissait d’un plâtre blanc qu’Ohanian travaille si subtilement qu’il le fait parfois passer pour de la vraie dentelle. Splendide.
Si chaque œuvre est en elle-même un mise en abyme, l’exposition prolonge celle présentée au Crac à Sète l’été dernier. Intitulée « Sutttering » [sic], du verbe bégayer, elle démontre que de belles transpositions sont possibles sans bégayer son langage. Et celui d’Ohanian est d’une précision telle qu’elle lui permet de serrer au plus près son propos.

Sa cote en revanche est assez large, qui va de 7 000 euros pour une photo à 66 000 euros pour les plans de la comète. Des prix assez raisonnables compte tenu de sa notoriété internationale, de sa reconnaissance institutionnelle et de l’intérêt que lui portent les artistes. Car Ohanian est tout le contraire d’un artiste commercial aux œuvres d’accès facile. Pas de glamour ici, mais un contenu, chargé, profond, qui ne se donne pas nécessairement au premier abord.

Ohanian

Nbre d’œuvres : 30 env.
Prix : entre 7 000 et 66 000 €
Artindex France : 81e

Melik Ohanian, Stutttering

Jusqu’au 6 février, Galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris, tél. 01 42 77 38 87, www.crousel.com, du mardi au samedi 11h-13h, 14h-19h, et à La Douane, 11F, rue Léon-Jouhaux, escalier G/3e étage, 75010 Paris, tél. 01 42 01 64 97, du lundi au vendredi 11h-19h.

En savoir plus
Consulter la fiche biographique de Melik Ohanian

Légende Photo :
Melik Ohanian, Stutttering, vue d’exposition à La Douane/Galerie Chantal Crousel, Paris. Courtesy de l’artiste et Galerie Chantal Crousel, Paris. © Photo : Martin Argyroglo.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°427 du 16 janvier 2015, avec le titre suivant : Ohanian, rien ne se perd de vue

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