Le collectionneur sur l’échiquier

Prenant appui sur les résultats d’une étude menée par le ministère de la Culture, trois chercheurs éclairent le rôle des collectionneurs, dont l’engagement s’étend souvent bien au-delà du simple achat d’œuvre.

L’essayiste Pablo Helguera, comparant la scène artistique américaine à un jeu d’échecs, assimile la figure du collectionneur à celle de la reine, la pièce la plus puissante de l’échiquier. S’ils occupent une position essentielle dans l’écosystème de l’art, les collectionneurs demeurent curieusement assez méconnus en France, bien que sur la période récente plusieurs ouvrages en aient proposé quelques beaux portraits (1).

Dans l’ensemble, les éclairages proposés sont à dominante historique, sociologique ou psychologique et traitent de collectionneurs reconnus. Un vide demandait à être comblé quant à la façon dont l’ensemble des collectionneurs – VIP ou non – participent à la vie artistique contemporaine, à la manière dont s’effectuent leurs choix, aux relations qu’ils entretiennent avec les artistes, les galeries, les institutions, les sociétés de vente aux enchères.

Nous rendons compte dans cet article des résultats d’une étude, financée par le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture (2), qui éclaire ces questions à partir d’un double travail d’enquête. Un premier questionnaire totalement anonymisé, accessible par un lien Internet ou sous format papier, a été diffusé le plus largement possible. Différents réseaux ont été mobilisés (Association pour la diffusion internationale de l’art français, sociétés d’amis des musées, réseaux territoriaux d’art contemporain, institutions, foires, galeries, réseaux personnels…). Au final, 332 questionnaires ont ainsi été récoltés. En outre, 66 entretiens de deux heures environ ont été conduits auprès de collectionneurs. Ici encore plusieurs réseaux ont été mobilisés de façon à assurer une pluralité de profils.

Quels résultats saillants ressortent de ces deux séries d’enquêtes ? D’abord, les collectionneurs relèvent de catégories socioprofessionnelles favorisées. Ils sont très diplômés (les trois quarts ont un diplôme de niveau supérieur ou égal à bac 4) ; ils appartiennent à la catégorie des professions supérieures (45 % sont chefs d’entreprise ou exercent une profession libérale, 42 % sont cadres) ; ils sont plutôt âgés (les deux tiers ont plus de 50 ans), et presque la moitié d’entre eux résident en Île-de-France (47 %). Ces résultats sont sans surprise. Cette population est selon toute évidence un sous-ensemble de celle qui déclare fréquenter régulièrement galeries et musées et pour laquelle l’enquête sur les « Pratiques culturelles des Français » avait déjà mis en évidence une surreprésentation de diplômés et de citadins. La variable financière vient s’ajouter ici.

Divers types d’engagement
La nouveauté des résultats produits par la recherche réside dans la mise en évidence d’une grande diversité de comportements et d’engagements derrière ce profil moyen attendu. Le budget moyen d’acquisition annuel consacré à la collection est ainsi très variable. 30 % des répondants y affectent moins de 5 000 euros par an. À l’autre extrême, 16 % dépensent plus de 50 000 euros.

Corrélativement, les montants maximaux payés pour une œuvre s’échelonnent de 5 000 euros (pour un quart des répondants) jusqu’à plus de 50 000 euros (19,5 %).

Les galeries (hors foire) constituent le lieu privilégié d’acquisition, seuls 5 % des collectionneurs déclarent n’y avoir jamais recours. Notons toutefois que les achats directs à l’artiste ont aussi leurs faveurs (84 % des collectionneurs déclarent y avoir recours régulièrement ou parfois), plus que les foires (72 %). Les achats effectués sur le Web (20 %) ou auprès des autres collectionneurs (21 %) viennent en dernière position.

Lors des entretiens sont apparus des rapports au marché très variés. Quelques cas emblématiques peuvent être ici relevés. Pour les uns, la recherche de l’œuvre, la négociation, l’acte d’achat participent au jeu de la collection. Toute une frange de collectionneurs entretient ainsi un rapport décomplexé au marché, achetant par tous les canaux de distribution et revendant régulièrement. D’autres, à l’inverse, semblent s’en méfier, et sont fidèles aux quelques galeries avec lesquelles ils ont instauré une relation de confiance avec le temps ; ils revendent rarement. D’autres enfin collectionnent pour soutenir un travail plutôt qu’en étant animés par le désir même de possession. L’achat n’est alors plus tant une fin en soi qu’un moyen de contribuer à la diversité de la production artistique comme de la soutenir.

Mais au-delà de ces rapports au marché, l’étude fait ressortir la diversité des types d’engagements des collectionneurs dans la scène artistique. S’ils revendiquent comme principal engagement l’acte d’achat lui-même, souvent lourd par rapport à leurs ressources (l’équivalent de plus de deux mois de revenus pour 25 % d’entre eux), plus de 80 % d’entre eux consacrent une part substantielle de leur temps à de multiples autres formes de soutien à la vie artistique.

En conséquence, les artistes bénéficient de cette aide. Un tiers des collectionneurs interrogés déclarent soutenir les artistes financièrement ou matériellement sans contrepartie directe (dépannage financier, prêt d’ateliers, etc.). D’autres s’impliquent dans l’organisation d’expositions et l’édition de catalogues, soit de façon régulière à travers la gestion d’un lieu, soit de façon plus épisodique. Autant de formes d’un mécénat peu visible mais déterminant dans les premières années d’une carrière d’artiste. Par ailleurs, un tiers des collectionneurs participent à la production d’œuvres et 44 % passent des commandes, s’engageant donc sur des promesses d’œuvres avec les risques que cela comporte.

Motifs et motivations
Les galeristes peuvent aussi bénéficier du soutien du collectionneur, que ce soit sur le plan financier à l’occasion d’un événement précis (édition d’un catalogue, organisation d’une exposition), ou plus simplement sur le plan commercial avec l’arrivée d’une nouvelle clientèle constituée du réseau amical du collectionneur. Les institutions ne sont pas oubliées, puisque 60 % des collectionneurs participent à la vie des institutions muséales en adhérant à une société d’amis. Plus de la moitié d’entre elles (56 %) ont déjà prêté des œuvres, dont 29 % à l’étranger. Un tiers ont participé au financement d’une exposition ou d’un catalogue. Enfin, une plus faible proportion (14 %) est membre d’un conseil d’administration ou du comité d’achat d’une institution.

Certes les motivations à la source de ces engagements ne sont pas nécessairement désintéressées. Si elles peuvent être altruistes lorsque le collectionneur aide un artiste à boucler ses fins de mois, esthétiques ou culturelles quand l’engagement vise à mieux comprendre une démarche artistique, elles sont aussi sociales lorsqu’il s’agit d’obtenir un sésame assurant l’entrée dans un groupe social convoité. Le motif économique n’est pas en reste : prêter une œuvre à une institution constitue certes un acte de générosité, mais il contribue également à légitimer artistiquement l’œuvre, valorisant par effet de ricochet la collection.

Au final, c’est une vision renouvelée du collectionneur tourné vers l’art vivant qui est proposée. Si de nombreux traits communs caractérisent l’ensemble des collectionneurs, ceux qui soutiennent l’art « en train de se faire » se distinguent de leurs homologues en ayant des pratiques plus larges. Parallèlement aux nouvelles acquisitions destinées à parfaire leurs découvertes antérieures, ils sont ainsi susceptibles d’agir « de l’autre côté du marché », soutenant la production d’œuvres et intervenant dans le champ complexe de leur valorisation. Et tandis que pour certains le désir de possession est le facteur premier de leur collection, pour d’autres celle-ci est le fruit d’un engagement initial dans la défense de l’art « en train de se faire ».

Au final, qu’ils soient fou lorsqu’ils prennent des chemins de traverse, cavalier lorsqu’ils parcourent le monde à la recherche d’un nouveau coup de cœur ou reine pour quelques-uns d’entre eux, leurs initiatives sont capitales pour la vitalité de l’échiquier artistique.

Notes

(1) Citons par exemple les ouvrages de Judith Benhamou-Huet, d’Anne Martin-Fugier, de Nadia Candet, de Nathalie Guiot, de Julie Verlaine ou encore ceux de Isabelle de Maison Rouge et de Pierre Cabanne.

(2) Ce travail fera l’objet d’une double publication, dans la revue Culture études du ministère de la Culture en novembre 2014 centrée sur la question de l’engagement des collectionneurs et sous la forme d’un ouvrage à paraître en 2015.

Nathalie Moureau chercheuse au Lameta, université de Montpellier ; Dominique Sagot-Duvauroux, chercheur au Granem, université d’Angers ; Marion Vidal, chercheuse associée au Lameta, université de Montpellier

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : Le collectionneur sur l’échiquier

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