Art contemporain

Peter Doig - artiste

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 12 février 2014 - 1970 mots

Peintre voyageur, aujourd’hui installé à New York, après Montréal, Londres et Trinidad, cet artiste a trouvé une nouvelle lumière pour de somptueux paysages. L’artiste Peter Doig expose actuellement au Musée des beaux-arts de Montréal ses toiles de la dernière décennie peintes à Trinidad.

Les vagues ne nettoient pas les rivages, elles y déposent sans relâche des vestiges venus d’ailleurs. Et il est des personnages qu’on dirait issus d’une nouvelle de Conrad qui les captent dans leurs songes.

Vivant entre New York et l’île caraïbe de Trinidad, où réside sa famille qui compte cinq enfants, ouvrant des expositions d’Édimbourg à Montréal, en préparant de nouvelles à Bâle et Venise, Peter Doig n’a cessé de passer de port en port dès son plus jeune âge. Il a vécu de rien dans des appartements communautaires, multiplié les jobs, de l’exploitation gazière au Canada à un bar londonien. Il a fait les 400 coups avec Jem Finer (l’un des fondateurs des Pogues), Boy George ou Jean Paul Gaultier. Et il peint sans relâche, avec une propension au grand format, qu’il maîtrise comme rarement aujourd’hui. Il en délivre trois ou quatre par an, ce qui fait soupirer son galeriste, Gordon Veneklasen, associé de Michael Werner.

Même si le Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui a consacré en 2008 une rétrospective, reprise de la Tate Britain, à Londres, Peter Doig est peu connu du grand public en France. Il puise pourtant une part de son inspiration dans la peinture française. Outre les citations directes qu’il emploie, Matisse, Gauguin, Bonnard, Carrière ou Vallotton pourraient reconnaître en lui un héritier, adepte des arabesques divisées, des silhouettes cernées, des couleurs pures et des tentations symbolistes.
Ces derniers six mois, il a présenté son travail des années 2000 en deux lieux de son passé. En présence de son père écossais, sa ville natale d’Édimbourg lui a rendu hommage sous l’intitulé « No Foreign Lands ». « Nulle terre étrangère », dans sa traduction sur la terre bilingue de Montréal, où vient d’ouvrir une nouvelle interprétation, au Musée des beaux-arts (lire p. 13). Commissaire de l’exposition, Stéphane Aquin aurait bien ajouté : « nulle terre étrangère à la peinture ». Comme pour tout artiste qui travaille beaucoup la matière, il faut voir ses toiles, les dégradations chromatiques, les taches et les coulures, les passages croûteux, auxquels la reproduction rend difficilement hommage.

Peintre de collectionneurs
Pour cette exposition, la première organisée par un musée en Amérique, il est venu participer à l’accrochage, « avec des idées très précises, montrant un grand respect de son œuvre », selon les termes de la directrice, Nathalie Bondil. En même temps, témoigne Stéphane Aquin, il est prêt à changer ses plans quand le résultat ne leur convenait pas.

Doté d’un propos très affirmé, Peter Doig est ce qu’on appelle en anglais « an artists’ artist », un peintre admiré et parfois suivi par ses pairs ; mais aussi un « collectors’ artist », prisé par les collectionneurs. Sa notoriété publique n’est rien en comparaison de sa cote. En 2007, White Canoe (1990-1991) a atteint plus de 8 millions d’euros chez Sotheby’s à Londres. Il y a un an, The Architect’s Home in the Ravine (1959), paysage couvert d’un entrelacs de branches d’arbres glacées, a dépassé les 9 millions, à Londres toujours mais cette fois chez Christie’s.

Aussi impressionnant par sa stature d’athlète que par son calme et son sourire désarmant, l’homme semble toujours considérer ces événements l’air passablement surpris, refusant de se « laisser distraire » par cette forme de succès. Après ces ventes, il prenait la peine de répéter qu’il n’avait pas lui-même encaissé ces millions. En fait, il a vendu White Canoe dix ans plus tôt pour moins de 1 200 euros. « J’ai toujours le reçu quelque part »…  

Ces peintures provenaient d’un lot revendu par Charles Saatchi. Mais le publicitaire ne l’a pas acquis du peintre ou de sa galerie. « Nous n’avons jamais accepté de lui vendre, Peter ayant toujours refusé d’entrer dans son système », explique Gordon Veneklasen. En revanche, un François Pinault, qui montre un intérêt différent aux artistes, est le bienvenu… Le galeriste se défend d’avoir établi une « liste d’attente », mais il ne fait aucun doute que la demande excède largement l’offre.

Peter Doig, c’est l’anti-Damien Hirst, pour lequel on sent qu’il n’a guère de sympathie. « La notoriété ne lui a absolument pas tourné la tête », témoigne l’écrivain et artiste Angus Cook, qui le connaît depuis les années 1980 à Londres, quand il était l’un des personnages du Taboo Club et servait de modèle à Lucian Freud. « Il est, fondamentalement, un artiste démocratique », s’enthousiasme-t-il, le définissant aussi comme une « figure morale » et un homme « d’une fidélité exceptionnelle en amitié ». Et ses travers ? « Il est trop beau et il a trop de succès ! » Dans son introduction à une exposition de l’œuvre de sa jeunesse, prévue en mars à la galerie Werner à Londres, Richard Schiff parle d’un créateur « très humain, au propos humaniste », qui aborde « la réalité vivante de l’histoire du monde ».

Peter Doig revient de loin. Il est né à Édimbourg en 1959 d’une couturière et d’un comptable de compagnie maritime, qui pratique lui-même la peinture, natif de Trinidad. La famille a déménagé dans l’île tropicale quand Peter n’avait pas 2 ans, puis au Canada quand il en avait 8. Après une adolescence turbulente, ayant quitté tôt l’école, attiré par la culture punk, il est venu à 20 ans à Londres s’inscrire dans une école d’art. En dépit de conditions de vie difficiles, il s’en souvient comme d’une période « de complète liberté, sans jamais que l’idée de commerce ne vienne s’insérer dans la création ».

Sans assistant
Pendant une vingtaine d’années, il a vécu alternativement à Londres et Montréal. Dans la capitale britannique, il lui est arrivé d’exposer dans un pub. Dans la cité québécoise, il vivait au-dessus d’un strip-club connu, Chez Paree, dont il a griffonné les acrobaties obscènes. « C’était un adorable compagnon, mais il faut bien avouer que, à ce moment-là, confie un ami de l’époque, personne n’aurait pensé qu’il deviendrait un grand artiste. » Dans un style graphique pop, il traçait des villes tentaculaires, nourries des road-trips qu’il effectuait l’été à travers les États-Unis. Il s’intéressait déjà au grand format, travaillait la manipulation d’images et le collage, mais, en vérité, ce n’est pas le même artiste qui déploie aujourd’hui ses paysages aux magnifiques coloris. David Liss, directeur du Musée d’art contemporain de Toronto, qui jouait avec lui au hockey dans les folles années montréalaises, se souvient : « Il est allé à Londres : en deux ou trois ans, son style avait complètement changé. » Il n’y était pas à l’aise, pourtant. Les premiers succès qu’il y a connus dans les années 1990 s’accompagnaient pour l’artiste d’une conscience aiguë de « la différence de son travail ». « Certains n’acceptaient même pas de montrer leurs œuvres à côté des miennes. Ils devaient les trouver affreusement rétrogrades, d’un kitsch absolu. » Il s’est en particulier opposé à la mode du conceptualisme promue par Saatchi ; pour l’œuvre de Hirst ou de Tracey Emin, lui qui ne s’entoure d’aucun assistant n’a qu’un mot : « C’est du packaging. »

Réminiscence
Dans l’ici où il se trouve, Doig peint l’ailleurs. Aujourd’hui, il ne se sent pas encore de peindre New York. Il s’était bien essayé à réaliser des paysages au Canada, mais cela ne marchait pas. Il lui a fallu revenir à Montréal pour commencer à peindre Londres. Et retourner à Londres pour peindre le Canada, faisant naître des motifs récurrents : la cabane, la forêt, le canoë, la montagne, le cours d’eau. Solitude, oiseaux, masques, il laisse planer une inquiétude diffuse. En lien avec la nature, le sport est omniprésent, contribuant à cette énergie virile qui traverse son œuvre. Il lui est arrivé d’aller traîner à la Maison du Canada, à Trafalgar Square, pour s’inspirer des affiches et des albums. « Je cherchais, explique-t-il, une image qui ne soit pas la réalité, mais qui se situe quelque part entre le paysage et mes pensées. »

Peter Doig est un artiste de la réminiscence, qui résonne dans son présent voyageur. On a parlé de lui comme d’un « expressionniste », Munch figurant parmi ses références. Il se trouve cependant aux antipodes de l’action painting. Se souvenant de sa jeunesse tumultueuse, certains ont même pensé qu’il avait réalisé un tableau sous acide, alors que sa peinture est au contraire extrêmement maîtrisée. « Il ne me viendrait même pas à l’idée de fumer quand je travaille ! Ni de me laisser influencer par la musique que je mets en fond dans mon atelier, comme certains ont pu l’écrire. » Doig serait bien plus un romantique, qui peint un empire colonial disparu, sans exotisme ou folklore, ni peut-être même nostalgie. « Je ne crains rien de plus que le cliché. »

Ses tableaux ne sont pas des narrations, mais des croisements d’évocations, tirées de souvenirs et d’images glanées un peu partout, de la peinture ancienne à la coupure de presse. Les épisodes autobiographiques ne manquent pas, le souvenir de sa sœur de 4 ans qui s’est perdue un jour dans la jungle, sa petite fille sur la mer, son amante dans un bateau, lui-même faisant la sieste sous le vol d’un vautour ou en autoportrait à la Gauguin sous l’eau.

Pour Gordon Veneklasen, « sa décision cruciale fut de quitter Londres » pour s’installer à Trinidad dans les années 2000. C’est alors qu’il put s’attaquer au lieu et au moment, pour représenter de somptueux paysages tropicaux. Il ne peint pas en pleine nature pour autant, continuant dans son atelier à rassembler des figures fantomatiques, s’échappant en de magnifiques dégradés de couleurs. « Il aborde la dissolution des formes, à un moment où les artistes se confrontent au numérique », fait observer Richard Gagnier, du musée de Montréal. « Jamais il ne s’est montré autant en prise avec le réel et en même temps aussi abstrait », renchérit Stéphane Aquin.

Fluidité
À Port of Spain, Peter Doig est devenu un animateur de la vie locale, travaillant avec d’autres artistes comme Chris Ofili, tenant un ciné-club dans son atelier un soir par semaine, les fenêtres ouvertes sur les bruits de la ville, dessinant les affiches des films avec son copain Che Lovelace. Il se balade en kayak, pêche au harpon, capte des oiseaux. Dans cette île multiculturelle, il a trouvé une présence au monde, la force du site a habillé ses vues d’une nouvelle lumière. Jouant des textures de toile différente, il a acquis une fluidité en travaillant la peinture à l’huile, qu’il n’abandonnerait pour rien au monde, comme un lavis. Toujours, il confesse « l’angoisse à chaque fois ressentie qu’il attaque une peinture : ne pas parvenir à se renouveler ». Il est capable d’y revenir pendant six ou sept ans d’affilée, l’entourant d’une multiplicité de dessins et d’études. « Je peux passer des mois sur une œuvre, jusqu’à succomber à une sorte d’état second dans lequel surgissent de nouvelles images. » Il lui est arrivé d’en terminer à quelques jours d’une ouverture, voire de reporter une exposition. « Le plus dur, c’est de finir. » Avec le risque de ne pas savoir où s’arrêter. Où qu’il se trouve, avec une belle constance depuis qu’il s’est laissé gagner par le paysage, il affirme haut et fort que la peinture donne un sens au monde qu’il traverse

Peter Doig en dates

1959 Naissance à Édimbourg.

1960 Déménagement à Trinidad.

1966 Déménagement au Canada.

1986 Retour à Montréal.

1989 Retour à Londres.

1993 John Moores Prize, un an avant d’être sélectionné pour le prix Turner.

2002 S’installe à Trinidad.

2008 Rétrospective à la Tate Britain.

2013-2014 Exposition à Édimbourg et Montréal.

En savoir plus

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°407 du 14 février 2014, avec le titre suivant : Peter Doig - artiste

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