Orsay : ecce homo

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 2 octobre 2013 - 1165 mots

Entre éphèbes et saint Sébastien, les nus masculins surabondent. Trop souvent parfaits, ils interdisent toute sensation qui ne soit pas seulement de l’ordre d’une délectation esthétique.

Peu de risque que le scandale de l’exposition viennoise sur le nu masculin qui a inspiré celle d’Orsay se répète à Paris. Outre l’indifférence qu’affectent les habitants de la capitale, l’affiche qui a soulevé l’indignation autrichienne s’est vue remplacée par une autre, des mêmes auteurs, Pierre et Gilles (Mercure, Enzo Junior, 2001). À croire que cet illustre couple d’artistes offre l’image la plus intéressante du corps masculin, car on trouve leurs œuvres parsemées tout au long du trajet. Preuve, s’il en faut, que la provocation du kitsch est de faible intensité.

Ce n’est pas uniquement l’effet médiatique qui varie d’une manifestation à l’autre, mais également les enjeux visuels et intellectuels. Il faut avouer que là où l’exposition viennoise faisait défiler ses nus, les prétentions parisiennes sont nettement plus ambitieuses. Pour ce faire, Guy Cogeval, le maître des lieux, s’est entouré d’artistes, écrivains et jeunes chercheurs, un fait rare. Et comme il se doit pour un musée qui pratique l’ouverture, un parcours débutant pratiquement à la Renaissance est proposé au visiteur. Autre point positif à la différence de certaines présentations du passé, la disposition des œuvres dans les salles évite l’entassement et permet une circulation fluide. Pour autant, le résultat reste discutable. Certes, le plaisir de revoir certaines œuvres remarquables, même très connues (David, Académie d’homme dite Patrocle, 1780) ou moins connues (William Blake, L’Ange de la Révélation, 1803), reste intact. Parfois, ce sont même des découvertes (Eugène Fredrik Jansson, Épaulé-jeté à deux bras II, 1913 ou Henri Léon-Greber, Coup de Grisou, 1892-1896). Il n’en reste pas moins que le sentiment qui se dégage est celui d’une démonstration un peu forcée.

Credo en un corps idéal
Pourtant, la volonté d’articuler l’ensemble est clairement affichée et le point de départ a tout d’une déclaration de foi. Le nu masculin, caractérisé par un corps ferme, bravant le monde d’un geste ouvert, reste en contrôle de son environnement. Érigé dans sa verticalité, ce corps était le meilleur exemple de la capacité de l’artiste à redresser, dresser même la matière, à lui donner une forme définitive.
On le sait, depuis la sculpture grecque, la recherche des proportions parfaites du nu s’est confondue avec la quête des canons d’une beauté idéale. Ainsi, les titres de quelques sections : L’idéal classique, Le nu héroïque et même Les dieux du stade sont pratiquement des pléonasmes. Parfois, on a même l’impression que les œuvres présentées pourraient être déplacées sans mal d’une salle à l’autre. Le corps reste le même, il n’y a que les accessoires qui varient. Quelle différence, en effet, entre le personnage de Géricault (Académie d’homme débout de trois quarts, 1808) et celui de Karl Sterrer (Atlas, 1910) ?
En réalité, codifiée dans un système de conventions rigides, la figure de l’homme, le plus souvent dans une action narrative, ne se présente pas comme objet de désir. Un corps irréprochable, mais un corps tenu à distance. La chair se transforme en un marbre qui n’a que faire d’un hypothétique Pygmalion. Faisons une concession : de temps à autre, cette chair fait frémir. Les saints Sébastien « fléchés » au sourire parfois étrange, presque jouissif, les éphèbes maniéristes, les fesses adorables face au spectateur, le corps masculin garde ses atouts. Plus souvent toutefois, d’une anatomie parfaite, ce corps inaccessible se dématérialise en se faisant symbole ou emblème, en s’inscrivant dans une idéologie sociale. En devenant une chose publique, le nu masculin reste pourvu de ses attributs sexuels tout en neutralisant sa sexualité et en détournant le regard ailleurs. L’érotisme semble plus histoire de pose que de physique car, même isolé, l’homme n’est pratiquement jamais situé dans un cadre intime, un univers réservé à la féminité. Quand la pose de la femme suggère toujours une invitation, un appel, le corps de l’homme cherche à affirmer son autosuffisance, à court-circuiter l’économie libidinale. Sujet agissant sur le monde, il refuse son inscription dans la passivité d’une représentation observée. La nudité se dérobe : l’homme est représenté nu, rarement déshabillé. En d’autres termes, ce corps idéal reste un corps qu’on ne touche pas. Toute activité érotique n’est autorisée qu’à condition d’être située dans un univers mythologique, où nymphes et bergers se promènent avec le même naturel qu’Adam et Ève avant la chute.

Télescopages chronologiques
À croire même que le modèle masculin, stéréotypé, traverse le temps ou plutôt reste disponible aux besoins de l’histoire. Il suffit d’évoquer la sculpture d’Arno Breker, La Vie active, à la date symbolique (1939), pour constater que le corps glorieux a gardé toute son efficacité dans le contexte que l’on sait.
L’exposition pratique de façon systématique ce type de télescopages chronologiques avec plus ou moins de bonheur. Si le traitement formel relève parfois des similitudes étonnantes, la signification profonde ne suit pas nécessairement. Aussi, indiscutablement, Ixion précipité dans les Enfers (1876) de Jules Élie Delaunay, l’Abîme de Juste Becquet (1901) et les figures allongées sur un lit de Bacon sont des corps tordus par la douleur. Cependant, aussi bien le nu inspiré par la mythologie que la personnification de l’abîme, malgré leurs souffrances extrêmes, restent empreints d’une noblesse, totalement absente chez le peintre anglais. Aux antipodes du héros classique, chez Bacon les hommes sont piégés dans un espace réduit. Sur le fond neutre d’un atelier anonyme, les corps morcelés et exposés sont eux-mêmes dépourvus de tout regard. Au nu classique, au corps inscrit dans une certitude qui le rend inébranlable, se substitue un être indéterminé, apparemment embarrassé de sa maladresse, qui se recroqueville dans un coin comme pour échapper aux regards et leur offrir moins de prise.

Schiele (quelques admirables dessins et gouache), Bacon, Freud ou encore l’époustouflant Hockney, Bain de soleil (1966) sont parmi les incursions que le Musée d’Orsay fait au XXe siècle. Une ouverture méritoire mais un peu courte. Non pas par la qualité des œuvres mais par le fait que, dispersées, elles ne montrent pas suffisamment qu’avec la modernité, la figure humaine, chutant de son piédestal, n’est plus celle qui maîtrise le monde. À son tour, elle le subit.
Un corps à corps permanent qui ne fait que rarement appel aux métaphores, qui résiste à la sublimation. Des corps imprévisibles, parfois banals, parfois inquiétants, qui surgissent de nulle part. Panne de désir ? En réalité, la majorité de ces êtres affichent clairement, mais sans aucune exubérance, leur nudité. Ceux de Deineka, La Douche. Après la bataille (1944). Mais quelle bataille ? Ceux de Ludwig von Hofmann, Garçons se baignant (1908). D’autres encore…
Alors Masculin/Masculin ? Presque à cent pour cent, tant le nombre des femmes artistes y reste réduit. Une exception notable, la version de l’origine du monde par Orlan ; la femme de Courbet se transforme en un corps masculin, au sexe impressionnant. Le titre : L’Origine de la guerre. Corps héroïque ?

Masculin

Commissaire : Guy Cogeval, président du Musée d’Orsay
Scénographie : Hubert Le Gall
Nombre d’œuvres : 200
Nombre d’artistes : 60

MASCULIN/MASCULIN

Jusqu’au 2 février 2014, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion d’Honneur, 75007, Paris, tél 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi 9h30-18h, jeudi jusqu’au 21h45.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°398 du 4 octobre 2013, avec le titre suivant : Orsay : ecce homo

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