ENTRETIEN

L'actualité vue par Emmanuel Tibloux

« Toute école forme des transformateurs »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2013 - 2167 mots

Directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon et président de l’ANdÉA, Emmanuel Tibloux est inquiet pour l’avenir des écoles d’art.

Emmanuel Tibloux connaît bien les écoles d’art en France. Il a successivement dirigé les écoles de Valence (2004-2007), de Saint-Étienne (2007-2011) et depuis un an celle de Lyon. C’est aussi un acteur engagé dans l’enseignement de l’art puisqu’il préside depuis 2009 l’Association nationale des écoles supérieures d’art qui s’est ouverte récemment aux enseignants. À ce titre, il vient de mobiliser ses pairs contre un projet de cotutelle de l’enseignement supérieur sur les écoles d’art.

Jean-Christophe Castelain : Quelles sont les modifications les plus importantes du paysage des écoles d’art depuis une dizaine d’années ?
Emmanuel Tibloux : La transformation la plus sensible au sein des écoles d’art a naturellement été leur intégration dans le schéma licence-master-doctorat. Mais cela correspond à un mouvement d’intégration plus profond des écoles d’art dans le champ social, économique et de l’enseignement supérieur, qui tient lui-même aux grandes mutations de notre temps : l’importance croissante prise par l’image – ce qu’on a pu appeler le « tournant visuel » –, la valorisation forte de la créativité dans le champ économique et la grande attention portée aux questions d’éducation et de formation, sur lesquelles les écoles sont à la pointe. Grâce à cette évolution, les écoles ne sont désormais plus en marge, à la « façon ancienne de la bohème », mais au contraire au cœur des grands enjeux des temps présents, sans pour autant renoncer à leur puissance d’invention et de critique des formes et des usages.

J.-C.C. : Mais peu d’artistes sortent des écoles d’art ?
E.T. : Certes, elles forment relativement peu (environ 10 %) d’artistes plasticiens professionnels qui vont vivre de leur activité. En revanche, elles éduquent des artistes dans un sens plus large : des créateurs, des inventeurs de formes qui ne sont pas nécessairement plastiques et circonscrites au champ de l’art. Ce sont aussi des formes de vie et de pensée, des économies singulières, des organisations imprévues qui, là non plus, n’ont rien de marginal : le taux d’insertion professionnel de nos diplômés est très bon, puisqu’on estime que 80 % d’entre eux trouvent un emploi en lien avec leur formation dans les trois ans qui suivent leur sortie de l’école. J’ajouterai enfin que l’on peut aussi renverser le point de vue exprimé par votre question en rappelant que la quasi-totalité des artistes d’aujourd’hui est issue des écoles d’art.

J.-C.C. : Quelle est alors aujourd’hui la mission d’une école d’art ?
E.T. : C’est celle d’une école, avec toute la responsabilité que cela implique, et les particularités inhérentes au domaine artistique. La première responsabilité que nous avons est à l’égard des individus que nous accueillons, et que nous avons pour mission de former et projeter dans le monde. À cet égard, je ne crois pas que le vocabulaire de la professionnalisation soit suffisant pour nommer les choses : on produit des sujets avant de modeler des professionnels. Pour ce qui nous concerne, ce sont donc des sujets artistes. Former des individus à se situer dans le monde comme artiste, telle est à mes yeux notre première mission. Une deuxième responsabilité que nous avons est à l’égard de la société : les sujets artistes que nous formons vont non seulement s’y inscrire, s’y « insérer » comme on dit dans les enquêtes et les évaluations, mais aussi et surtout la faire et la transformer. Toute école forme des transformateurs, et les écoles d’art ont à cet égard un rôle décisif, puisqu’elles façonnent les transformateurs de notre regard (les artistes) et de nos usages (les designers). Il y a enfin une troisième responsabilité, qui sous-tend les deux autres : la responsabilité que nous avons à l’égard du modèle d’enseignement qui est le nôtre. Ce modèle est-il adapté aux fins que nous visons, aux deux missions que j’ai rapidement énoncées ? C’est la question fondamentale.

J.-C.C. : La quasi-gratuité est-elle encore tenable dans la mondialisation en cours qui pousse les écoles à l’excellence ?
E.T. : La communauté des écoles d’art est très attachée aux valeurs de l’enseignement supérieur public : un enseignement de haut niveau qui soit bon marché, de façon à être aussi peu discriminant que possible selon des critères économiques ou sociaux. Ensuite nous ne sommes pas naïfs : nous savons bien que l’économie d’une école d’art est très coûteuse (un étudiant en école d’art coûte aussi cher qu’un étudiant en école d’ingénieur) et que les financements publics, qui représentent l’essentiel de nos recettes, sont fortement contraints et le seront de plus en plus. Bien que l’on puisse jusqu’à présent compter sur un fort engagement des collectivités territoriales, qui sont parfaitement conscientes de l’importance des écoles d’art en termes d’attractivité et de développement du territoire, on est inévitablement conduit à s’interroger sur la façon dont on va pouvoir remédier à la baisse annoncée des financements publics. Il y a sur ce point deux orientations possibles, qui ne sont pas exclusives et que l’on trouve conjuguées dans les pays anglo-saxons : l’augmentation sensible des frais de scolarité et le recours, en particulier via le mécénat, aux financements privés. La première voie étant fermée par principe, c’est plutôt dans la deuxième que commencent à s’engager les écoles, d’une façon qui reste toutefois encore assez hésitante.

J.-C.C. : En raison des récents regroupements, il y a encore une quarantaine d’écoles d’art, n’est-ce pas trop ?
E.T. : C’est là une question que l’on entend de plus en plus fréquemment, ce qui est assurément le signe que le nombre d’écoles aujourd’hui ne va pas de soi. L’affaire est compliquée, car elle fait intervenir plusieurs paramètres contradictoires. D’un côté, la réduction des finances publiques que nous venons d’évoquer, l’imposition de plus en plus forte de la logique concurrentielle, et les effets de masse dite critique qu’elle induit, inviteraient à répondre par l’affirmative. D’un autre côté, il y a le rôle non négligeable que jouent les écoles dans la structuration et l’attractivité des territoires, ainsi que les vertus de la diversité – si l’on veut bien considérer les choses à la façon d’un écosystème – qui conduisent à répondre par la négative. Compte tenu des enjeux à la fois financiers et territoriaux, il faut enfin faire intervenir ici la distinction entre les écoles nationales, qui sont financées par l’État, et les écoles constituées en EPCC (Établissement public de coopération culturelle), très majoritairement financées par les collectivités. C’est en ayant à l’esprit ces différents éléments, en considérant aussi que l’État a de plus en plus de difficultés à assumer sa politique d’aménagement du territoire, que l’on pourra répondre de façon conséquente à cette question difficile. Pour ma part, j’aurais tendance à penser que le risque n’est pas tant qu’il y ait trop d’écoles que pas assez de diversité.

J.-C.C. : Une autre mutation en cours est le rapprochement avec l’université. Vous avez récemment alerté la ministre de la Culture sur une possible cotutelle de l’enseignement supérieur sur les écoles d’art. Quelles en seraient les conséquences ?
E.T. : Le projet de réforme de l’enseignement supérieur, tel qu’on peut en prendre connaissance dans le rapport final des Assises de l’enseignement supérieur, et surtout dans le récent rapport remis par le député Jean-Yves Le Déaut, obéit à une logique dont les mots d’ordre explicites sont simplification et harmonisation, et dont l’enjeu implicite est celui d’une hégémonie du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche sur tous les enseignements supérieurs, y compris ceux de la Culture, et donc aussi les écoles d’art. Or de quoi l’art est-il le nom ? Au moins de cela : complexité, singularité, altérité, discordance, discontinuité, hétérogénéité. C’est un premier point de réserve, ou plutôt de désaccord, car c’est vraiment d’une vision du monde qu’il s’agit : l’enjeu est ici politique, au sens le plus fort du terme. La question qui se pose à travers l’art est celle de la singularité, de la complexité et de l’altérité : comment fait-on exister cette dimension dans un système qui, dans le plus pur esprit du néolibéralisme appliqué, vise à homogénéiser et simplifier ? Et plus largement : dans quel monde voulons-nous vivre ? La seconde réserve tient à ce que les modalités de l’enseignement artistique obéissent, tant au plan de la formation qu’au plan de la recherche, à une tout autre logique que celle de l’enseignement supérieur. Là où ce dernier tend à privilégier l’intelligible sur le sensible et la théorie sur la pratique, l’enseignement en école d’art s’attache à construire leur relation et à entretenir leur dialogue. Là où le premier s’appuie sur l’autorité académique des grades, des titres et des diplômes, les écoles d’art font valoir la qualification expérientielle et professionnelle. Là où l’un repose sur l’idée d’un apprentissage continu et progressif, les autres se fondent sur l’expérimentation, qui implique discontinuité et possibilité d’égarement, de ralentissement ou de régression. On pourrait ainsi multiplier à l’envi les oppositions, qui ne font que rappeler l’idée qu’il y a de l’autre, et que l’art en est l’un des noms.

J.-C.C. : Vous craignez donc qu’une cotutelle vous fasse perdre votre spécificité ?
E.T. : Oui, assurément, mais encore une fois, ce n’est pas de la défense d’un pré carré qu’il s’agit, mais de la place de l’art, c’est-à-dire de l’apprentissage du regard, de la pensée des formes, d’un rapport conscient et critique au symbolique, dans notre société. Et ce ne sont pas seulement les écoles d’art plastique qui sont ici concernées, mais l’ensemble des enseignements supérieurs Culture, c’est-à-dire aussi les écoles supérieures d’art dramatique, de cinéma, du patrimoine, etc. C’est la raison pour laquelle j’ai pris l’initiative d’organiser une forme de riposte, en m’attachant à fédérer les différentes filières des enseignements supérieurs Culture autour d’un socle commun. Il y eut récemment un projet en ce sens du ministère de la Culture, qui n’aboutit pas faute de nécessité. Les conditions semblent aujourd’hui réunies pour que la nécessité d’une organisation politique des enseignements supérieurs artistiques se fasse sentir.

J.-C.C. : Pensez-vous que le ministère de la Culture va céder ?
E.T. : Difficile à dire. Le sentiment qui domine est celui d’un ministère considérablement affaibli, touché par une forte baisse des ressources financières et humaines, pris en tenaille entre Bercy, l’Enseignement supérieur et l’Éducation nationale, mais qui reste le ministère des Arts et de la Création : raison pour laquelle il faut le soutenir et le défendre sans réserve. À cet égard, la cause des écoles d’art est aujourd’hui la même que celle du ministère de la Culture. Défendre les écoles d’art, c’est défendre le ministère de la Culture.

J.-C.C. : L’ANdÉA est maintenant ouverte aux enseignants, mais il n’y a encore que 73 membres au total, est-ce suffisant pour dialoguer avec les pouvoirs publics ?
E.T. : Je ne crois pas que l’on mesure la capacité d’action d’une association ou d’un groupe au nombre de ses membres. L’essentiel me semble être ailleurs : dans la représentativité, dans l’organisation, dans la capacité de travailler ensemble pour infléchir les choses. Sur ces différents points, je pense que l’ANdÉA – qui réunit aujourd’hui la totalité des écoles d’art – est de plus en plus opérationnelle. Cela tient à la fois à l’ouverture de l’association au-delà du seul cercle des directeurs, à l’engagement des membres de son conseil d’administration et à l’organisation du travail que nous avons mise en place, sous forme de commissions thématiques.

J.-C.C. : Qu’avez-vous apporté à l’école de Lyon que vous dirigez depuis un peu plus d’un an ?
E.T. : Je suis arrivé dans un contexte très favorable : une école parfaitement structurée par mon prédécesseur, Yves Robert, et un environnement politique et professionnel de haut niveau. S’il y a bien sûr toute une activité de réglage et d’organisation à poursuivre, je me suis surtout placé dans une logique de développement. C’est ainsi que nous avons beaucoup travaillé sur la dimension internationale, aussi bien en invitant des artistes internationaux qu’en montant des projets croisés avec des villes comme Los Angeles, où nous venons de vernir une exposition avec de jeunes diplômés au Lace, ou la Witts University de Johannesburg, avec laquelle nous travaillons autour des questions de production délocalisée. Dans le même esprit, nous nous sommes engagés dans la structuration et le développement d’un troisième cycle de recherche en art ; dans l’optimisation, via la question de la performance, de notre voisinage avec Les Subsistances, structure dédiée aux nouvelles formes de spectacle vivant ; dans une démarche de diversification de nos sources de financement, à travers le mécénat ou la création d’une junior entreprise ; ou encore dans l’édition d’une revue, dont le premier numéro sort ces jours-ci. Intitulée Initiales et diffusée par les Presses du réel, organisée à chaque fois autour d’une figure singulière, celle-ci entend montrer, à raison de deux numéros par an, que les écoles d’art sont aujourd’hui des lieux d’invention de pensées et de formes, qui occupent une position de singularité active et féconde dans le champ de la pensée et de la création.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°384 du 1 février 2013, avec le titre suivant : L'actualité vue par Emmanuel Tibloux

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