La bohème entre mythes et clichés

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2012 - 1228 mots

Le Grand Palais se penche sur les représentations de deux figures de la liberté, le bohémien et l’artiste, dans une mise en scène souvent trop littérale.

Quelques vers de Baudelaire issus des Fleurs du Mal ; les visages d’une communauté tsigane filmée en 1932 par l’artiste László Moholy-Nagy. C’est sur ces éléments que s’ouvre « Bohèmes » au Grand Palais, proposant une mise en abyme de la figure du bohémien sur cinq siècles d’histoire de l’art et une évocation de la bohème, ce « courant » littéraire et artistique propre au XIXe siècle. « Le sujet avait été étudié à travers le prisme de la musique, du spectacle, mais pas du point de vue de l’histoire de l’art, résume Sylvain Amic, commissaire de la manifestation. Le propos se concentre sur la construction du mythe moderne, sur ces stéréotypes dont nous semblons encore prisonniers. Ce qui est important : changer le regard et montrer que cette culture fait partie de notre identité. L’idée de l’exposition est bien celle d’une réconciliation. » Un projet ambitieux et audacieux à l’heure où les institutions muséales privilégient les grandes monographies aux parcours thématiques, jugés plus risqués.

Un chemin de terre
La démonstration s’organise en deux temps : le premier acte traite de la manière dont les peintres ont représenté la figure du bohémien ; le second montre comment l’artiste, épris de liberté et refusant les conventions, s’est identifié à cette figure, épousant la « vie de bohème ». Près de 210 œuvres ont été conviées pour cette vaste fresque mise en scène par le très sollicité Robert Carsen (1). Pour la première partie, le créateur canadien a imaginé un long chemin de terre, « symbole d’itinérance » portant des traces de pas. Le procédé est d’autant plus réussi qu’il parvient à casser l’agencement habituel du Grand Palais pour y recréer un espace singulier tout en longueur. Le voyage commence au XVe siècle, période durant laquelle les Tsiganes médiévaux issus du monde gréco-byzantin émigrent d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Dénommés tour à tour « Égyptiens », « Tsiganes » ou « Bohémiens », ils font leur apparition dans les œuvres des maîtres de la Renaissance, à l’image de cet Homme trompé par des Tsiganes (cinq têtes grotesques), dessiné vers 1493 par Léonard de Vinci, ou de cette Petite Bohémienne (vers 1505) de Boccaccino l’Ancien.

Personnage pittoresque ou comique venant perturber l’ordre établi ou femme sensuelle et troublante, la figure du bohémien est un personnage récurrent chez les peintres du Grand Siècle, comme en témoignent les Joueurs de cartes (vers 1625) de Nicolas Régnier ou La Diseuse de bonne aventure (v. 1630) de Georges de La Tour, prêtée par le Metropolitan Museum of Art de New York. Au fil du voyage, on croise les gravures de Jacques Callot Bohémiens en marche (v. 1621), lesquelles ont inspiré à Baudelaire son fameux poème, à Corot une délicate Zingara au tambour de basque (vers 1865), et à Courbet une Rêverie tsigane (1869). Dans leurs paysages, les peintres exaltent le mode de vie d’un peuple « itinérant » ayant choisi de vivre libre et proche de la nature. L’image poétique du marginal, éternel voyageur dans laquelle l’artiste voit son alter ego, caractérise les œuvres du XIXe siècle. Ici s’achève le premier acte, pour lequel le metteur en scène est parvenu à éviter le folklore, le kitsch et l’artificiel.

On ne peut malheureusement en dire autant de la suite de l’exposition, où la « scénographie » prend le pas sur les œuvres et se perd dans une traduction trop littérale du thème. Quelques notes de l’opéra de Puccini résonnent, et voilà le visiteur plongé dans la mansarde insalubre de l’artiste maudit. Papier peint déchiré et crasseux, lumière sombre, forment le premier décor d’une longue série dans lesquels il est difficile de voir les œuvres, ici des portraits de peintres signés Courbet (Marc Trapadoux examinant un livre d’estampe, 1849) ou Alexandre Gabriel Descamps (Suicide, v. 1836). Les scènes d’atelier réunies dans la salle suivante, telle Ma Chambre en 1825 de Nicolas François Tassaert, sont présentées sur de véritables chevalets censés évoquer l’intérieur du peintre. Les prêteurs ont cédé, non sans difficultés, à ce qui apparaît comme un caprice de scénographe (à la limite des règles de sécurité), mais, les œuvres ayant conservé leur cadre doré, l’effet se révèle totalement raté. Et que penser du gros tuyau noir qui traverse l’espace de manière incongrue pour rejoindre, dans la salle suivante, le poêle dont il est issu, élément récurrent de l’atelier du peintre ?

Un « sujet à éprouver »
Des cimaises surchargées abordent ensuite le mythe de la bohème et l’opéra de Puccini avec des partitions originales du compositeur et les aquarelles originales des décors et costumes réalisés pour la première par Alfred Hohenstein en 1896 – à ce stade, inutile de préciser que des extraits sonores de l’opéra sont diffusés pour accompagner la visite. Scène suivante : sous une grande tente en toile, Verlaine et Rimbaud sont à l’honneur avec la présentation de textes imprimés, de dessins et de la fameuse photographie de l’auteur de Ma Bohème immortalisé par Étienne Carjat en 1871. Et pour évoquer les cafés où se réunissaient les artistes bohèmes, le scénographe a reconstitué une salle de troquet avec une ardoise de bistrot en guise de panneau pédagogique. Dans cet espace où il est permis aux visiteurs de s’installer pour discuter, il est difficile d’apprécier à leur juste valeur Dans un café (1875-1876) de Degas ou les Buveurs d’absinthe (1881) de Raffaëlli. Sylvain Amic défend ce parti pris scénographique : « Nous sommes sur scène ! C’est un sujet qu’on peut vivre, éprouver. Nous voulions montrer combien l’image a été stéréotypée et il était difficile de traiter ce thème de façon neutre. Il fallait une scénographie qui prenne le visiteur par la main. » Au risque de lui imposer une vision trop terre à terre du sujet et d’entretenir les clichés. C’est pourtant l’objet de la conclusion de l’exposition que Sylvain Amic a conçue comme un « véritable choc ». Pour montrer que « la vie des bohémiens n’est pas celle que les peintres et les écrivains ont décrite, pas plus que la vie de bohème, il fallait revenir à l’histoire vraie, explique-t-il. La fin dégrise le visiteur de ce fantasme partagé pendant toute l’exposition ; elle montre comment l’artiste et le bohémien deviennent deux figures de liberté à abattre ». Cette dernière intention se traduit par la présentation de la série des neuf lithographies réalisée par Otto Mueller pour son Album tsigane, publié en 1927. Transcrites en peinture, certaines de ces compositions furent exposées à « L’art dégénéré », organisée par le régime nazi à Munich en 1937, comme le montre une grande reproduction noir et blanc d’une photographie prise lors du discours de Ziegler dans la salle consacrée à Mueller. Cette intrusion d’un document d’archive, en complet décalage avec le récit imaginé par Carsen, ne résout pas la question de la réalité historique. Desservie par une scénographie sensationnelle, la volonté affichée de déconstruire une image fantasmée ne parvient pas à prendre forme et en reste au niveau du discours.

Notes

(1) le metteur en scène officie aussi au Musée d’Orsay.
Pour en savoir plus sur Robert Carson voir les articles « Du sur-mesure pour le projet » et Des musées sur mesure.

Voir la fiche de l'exposition : Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso

BOHÈMES

Jusqu’au 14 janvier 2013, Galeries nationales du Grand Palais, place Clemenceau, 75008 Paris
tél. 01 44 13 17 17, www.rmngp.fr, tlj sauf mardi, 10h-20h, jusqu’à 22h le mercredi. Catalogue, 384 p., 45 €.

- Commissaire : Sylvain Amic, directeur du Musée des beaux-arts de Rouen
- Scénographie : Robert Carsen
- Nombre d’œuvres : près de 210



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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : La bohème entre mythes et clichés

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