Art ancien

Ingres dessinateur : probité et audace

Par Manuel Jover · L'ŒIL

Le 1 mars 2004 - 839 mots

Durant de la « Semaine » et le Salon du dessin (cf. pp. 99-103), le Louvre présente, issue de son fonds propre, une sélection d’une cinquantaine de dessins d’Ingres, un des plus grands dessinateurs de tous les temps, génie dont il avait pleinement conscience.

« Le dessin est la probité de l’art » : cette sentence de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) est révélatrice à la fois de son programme artistique et du dogmatisme irascible du personnage. On ne comprendra jamais comment ce bourgeois réactionnaire et borné, de peu de culture, aux convictions artistiques passablement étriquées, se débrouilla pour avoir du génie. On ne sait pas bien, du reste, quelle conscience il avait de ce génie, car les œuvres dont il était le plus fier, ces « grandes machines » religieuses ou allégoriques, nous semblent aujourd’hui ratées, surtout comparées aux merveilles que sont ses nus et ses portraits. Mais il était en tout cas bien conscient de l’exceptionnelle qualité de ses dessins.
Lors de l’Exposition universelle de 1855, où il présente un vaste ensemble d’œuvres, il refuse de montrer ses feuilles : « Non, non, pas mes dessins, on ne regarderait pas mes peintures ! »
Pour cet ancien élève de David, formé à l’école de l’Antiquité et de Raphaël, « dessiner ne veut pas dire simplement reproduire des contours, le dessin ne consiste pas seulement dans le trait ; le dessin, c’est encore l’expression, la forme intérieure, le plan, le modelé. Voyez ce qui reste après cela ! » Et le thème principal, voire unique, de l’art, c’est le corps humain. Dans la tradition académique dont il est l’héritier, le corps est le véhicule des passions et des pensées qui agitent les personnages et qui forment le véritable sujet d’une œuvre. Mais chez Ingres, les corps font écran, c’est à eux que s’arrête son intérêt, c’est sur eux qu’il travaille. De ce travail, dont les études témoignent des audaces formelles, Théophile Sylvestre donne une assez bonne idée dans une critique négative mais clairvoyante : « M. Ingres dessine les êtres vivants comme un géomètre décrirait les corps solides. Et que ne fait-il pas pour établir le modelé dans ses dessins linéaires préétablis ! Tantôt il en relâche, tantôt il en resserre les parties, comme le tortionnaire étirait ou raccourcissait les membres de la victime dans le lit de Procuste… » Car il ne s’agit évidemment pas de reproduire la réalité, mais de produire une forme idéale, quitte à rajouter quelques vertèbres à un dos, à décrocher un bras de son épaule, ou à faire fondre les articulations, annuler les ombres, afin d’assurer la pureté mélodique d’une ligne, la plénitude moelleuse d’un torse.
Ingres a aussi dessiné de nombreux portraits à la mine de plomb. Cette activité lui permit d’ailleurs de survivre, à la chute de l’Empire, à un moment où les commandes de tableaux lui manquaient. Par la suite, il ne voudra plus dessiner que des portraits d’amis. Destinés à être vendus ou offerts, ces dessins sont des œuvres définitives, extrêmement achevées. Le réalisme avec lequel sont restitués aussi bien le caractère du modèle que le décor évoquant son contexte social n’empêche pas, surtout pour les portraits de femmes, l’idéalisation, l’élégance, la pureté du style, et cette clarté cristalline du trait qu’un Picasso, au siècle suivant, voudra retrouver.
S’il ne peut rivaliser avec le musée de Montauban, qui hérita de quatre mille cinq cents dessins à la mort de l’artiste, le fonds du musée du Louvre est un des plus importants, avec ceux du Fogg Art Museum de Cambridge et du musée Bonnat de Bayonne. Il compte une centaine de feuilles, plus les vingt-cinq cartons de vitraux récemment exposés. Ce fonds résulte à la fois de nombreux dons et legs, et d’une politique volontariste d’achats, dès la disparition de l’artiste.
Il comporte des feuilles d’étude pour des peintures importantes : Romulus vainqueur d’Acron ; Le Songe d’Ossian ; Homère déifié ; Le Bain turc (ill. 3) ; L’Âge d’or, ainsi que les seuls dessins connus pour L’Âge de fer (ces deux dernières grandes œuvres restèrent inachevées). Certaines feuilles sont
célébrissimes, comme l’étude pour La Grande Odalisque, qu’on peut préférer au tableau.
Dans un souci d’incessant perfectionnement, Ingres reprenait fréquemment ses propres compositions, soit sur toile, soit sur papier. Le Louvre possède plusieurs de ces variantes sur papier, notamment celle d’Antiochus et Stratonice, qu’on croirait ciselée sur une plaque d’argent. Quant aux portraits dessinés, il n’en réunit pas moins de trente-sept. Madame Destouches (ill. 2), l’éblouissant Paganini (ill. 1), ou les portraits familiaux, comme La Famille Stamaty, comptent parmi les plus beaux.

L'exposition

« Jean-Auguste-Dominique Ingres : dessins du Louvre » se tient du 17 mars au 14 juin, tous les jours sauf le mardi de 9 h à 17 h 30, les lundi et mercredi jusqu’à 21 h 30. Tarifs : 8,5 et 6 euros après 18 h en nocturne (l’exposition est accessible avec le billet d’entrée aux collections permanentes). PARIS, musée du Louvre, Ier, aile Denon, 1er étage, salles 9 et 10, tél. 01 40 20 53 17, www.louvre.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Ingres dessinateur : probité et audace

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