Art moderne

Hopper, le peintre d’une mystérieuse banalité

Par Yves Kobry · L'ŒIL

Le 1 mai 2004 - 1511 mots

Hopper est à l’honneur ce printemps. En guise d’apéritif, l’exposition organisée au musée d’Art américain de Giverny qui retrace les années parisiennes de l’artiste, montre comment un jeune peintre américain talentueux et ambitieux, vient faire son apprentissage dans la capitale de l’art moderne. Cette exposition pourra inciter le visiteur à découvrir Hopper, méconnu en France, à travers la rétrospective organisée par la Tate Gallery de Londres.

Hopper pose sur Paris le regard d’un flâneur étranger plutôt que celui d’un touriste. Il  reproduit rarement des monuments, ne dresse pas des panoramas mais fixe des détails. Ici une arche du pont des Arts (ill. 8), là une volée d’escalier descendant vers la Seine (ill. 6) ou encore l’extrémité du pavillon de Flore (ill. 7). Une peinture claire, limpide, attentive à la lumière et à l’ombre, qui n’est pas sans rappeler Marquet, et qui déjà intrigue par ses cadrages inusités, inspirés par la photographie et par cet attrait du détail. Toutefois l’artiste en herbe n’a pas encore trouvé son style, affirmé sa manière et sa sensualité picturale qui viendront avec son retour aux États-Unis.
Edward Hopper né dans l’état de New York en 1882 suit des cours de dessin et de peinture à la New York School of Art, puis se rend à deux reprises en Europe entre 1906 et 1910 résidant essentiellement à Paris. De retour aux États-Unis, qu’il n’a plus jamais quittés, il travaille d’abord comme illustrateur pour différents journaux. À partir de 1923 il abandonne la gravure au profit de l’aquarelle et de la peinture à l’huile, acquiert un style personnel qu’il développera et enrichira pendant une dizaine d’années et qui ensuite n’évoluera guère jusqu’à sa mort en 1967. Ainsi Hopper a traversé pratiquement tout le xxe siècle en restant totalement imperméable et indifférent au bouillonnement et aux multiples mutations stylistiques de son temps.
 Lorsqu’on fit remarquer à Herbert Read qu’il avait omis de mentionner Hopper dans son Histoire de la peinture moderne, celui-ci rétorqua : « Hopper n’est pas un peintre moderne. » Il avait raison. À l’instar de Bonnard ou de Bacon, Hopper est un peintre profondément original, demeuré à l’écart du grand récit de la modernité. Non seulement il est resté sa vie durant fidèle à une peinture figurative et réaliste de facture traditionnelle, mais encore il s’est volontairement écarté de tous les critères de la peinture moderne : refus de la planéité, de la stylisation, de la vision synthétique, de la spontanéité, importance accordée au détail, à l’ombre et à la lumière plutôt qu’à la couleur, à l’immobilité, à la suspension du temps. Pourtant Hopper ne s’est jamais réclamé du classicisme, n’a pas pratiqué une peinture intemporelle à la manière d’un Morandi ou d’un Balthus. Bien au contraire, il dépeint la vie quotidienne de l’Amérique de son temps dans toute sa banalité, sa trivialité même, sans lyrisme, sans idéalisation, sans symbolisme même. Alors que les futuristes italiens ou les constructivistes russes ont élaboré un art moderniste, utopique, dans une société archaïque et traditionnelle, Hopper a représenté dans une veine mélancolique et passéiste une société moderne.

Assimilé à tort dans les années 1930 aux artistes régionalistes de la « scène américaine », ce dont il s’est toujours défendu : « Ce qui me fait enrager, c’est tout ce tapage autour de la scène américaine. À mon avis les peintres de la scène américaine ont caricaturé l’Amérique », Hopper fut oublié ou traité avec condescendance après-guerre, à l’époque où triomphait l’expressionnisme abstrait, avant d’être redécouvert et encensé par les peintres du Pop Art qui l’ont considéré comme leur devancier. Là encore à tort, car la démarche de Hopper est radicalement différente, sinon opposée. Tandis que les artistes pop ont cherché à démystifier la vie quotidienne par la platitude du rendu et des couleurs criardes en empruntant à la publicité et à la culture de masse, Hopper a voulu mythifier la banalité avec les moyens du grand art.

Mise en abyme du mythe américain
Hopper a pu affirmer en 1962, non sans humour, qu’il était demeuré un peintre impressionniste. Naturellement, cela est faux, car ses scènes d’intérieur ou ses paysages urbains, s’ils sont le fruit d’une observation minutieuse, relèvent du procédé littéraire, de la mise en scène théâtrale et plus encore du cinéma. Sa démarche est parallèle à celle d’Hitchcock dont l’influence a été réciproque. Créer une atmosphère étrange, inquiétante, à partir d’images convenues, de clichés, en jouant des effets d’éclairage et de cadrage, de la suspension du temps, de la suggestion par des indices visuels. Cet arrêt sur image, ou plutôt cette scénographie subtile et sophistiquée rend la banalité mystérieuse et insolite. Hopper a repris des motifs et des techniques conventionnelles afin de briser justement ces conventions.
Il donne de l’Amérique, qu’il s’agisse d’une bourgade ou de la grande ville, une vision quotidienne, familière, avec ses maisonnettes standard en bois, ses routes flanquées de stations-service et hérissées de poteaux télégraphiques, ses lignes de chemin de fer, ses cafétérias, ses halls d’immeuble ou encore l’intérieur d’une chambre d’hôtel, d’un wagon de train, d’un salon de coiffure, d’un bureau. De New York il ne peint pas les gratte-ciel mais l’entrée d’un tunnel ferroviaire bordée d’une usine, l’angle d’une rue à l’horizon bouché, le rez-de-chaussée d’un immeuble. C’est la vision familière, banalisée, de l’habitant, de l’usager, du consommateur qui, par habitude, n’a plus qu’une perception restreinte, étouffée de son environnement. Cette vision de l’Amérique teintée de nostalgie et de mélancolie est celle de l’isolement, de la solitude, de l’ennui aussi, en abyme donc du mythe de l’Amérique dynamique et conquérante, tournée vers l’avenir ou encore du précisionnisme industriel d’un Demuth ou d’un Sheeler, du réalisme social d’un Ben Shahn. Pourtant l’abandon, le silence, la permanence dans la lumière produisent une poétique d’autant plus profonde que Hopper exclut toute symbolisation. Ses paysages ou ses scènes d’intérieur, d’apparence si banale, si familière obéissent à une construction d’une incroyable précision où chaque détail participe d’une mise en scène muette qui suggère une atmosphère d’angoisse ou de concupiscence.

Soit, La Maison près de la voie ferrée (1925). Une maison victorienne isolée, cette sorte de manoir historiciste qu’affectionnaient tant les nouveaux riches américains, vu en contre-plongée, au pied d’une voie ferrée. Le point de vue du spectateur est situé en contrebas du remblai si bien que la base de la maison est tronquée tandis que la tourelle et la véranda penchent vers le bas. À quoi s’ajoute une lumière trop crue, une ombre trop tranchée. Tout concourt à créer cette inquiétante étrangeté qui rappelle le film Psychose d’Hitchcock.
Autre décor, autre atmosphère avec L’Été (1943, ill. 1). Une jeune fille debout sur le seuil d’un immeuble au portail victorien flanqué de deux colonnes doriques tronquées. On sait par des dessins préparatoires que Hopper avait d’abord songé à représenter l’auvent, finalement retranché, qui est simplement suggéré sur la toile par son ombre portée. Le tableau cadre donc en vue rapprochée le rez-de-chaussée, percé de hautes fenêtres à guillotine. Le rideau est de la même couleur et de la même texture que la robe de la jeune fille. Soulevé par le vent, il ne laisse rien paraître de l’intérieur de la maison tandis que la robe translucide laisse percevoir les jambes et les seins. Ce dispositif érotique, à la fois pudique et sophistiqué, serre de près la démarche narrative de Hopper : suggérer sur un mode subliminal, quasiment à partir de rien, manipuler le regardeur à son insu, sous l’apparence de l’objectivité, afin de stimuler son imaginaire.
Les tableaux de Hopper sont inconcevables sans le spectateur et son interprétation est un élément implicite de l’objet à interpréter. Ainsi La Nuit au bureau (1940, ill. 2) est un petit récit virtuel condensé, dont le titre livre la clef. Un bureau type américain tel qu’on en voit si souvent dans les films noirs des années 1930. Assis derrière le bureau un homme plongé dans la lecture d’un document. À sa droite une femme debout aux formes suggestives, vue de trois quarts, fait mine de chercher un dossier dans un placard, mais dévisage en fait son patron, suggérant ainsi que la nuit ne se terminera pas forcément de façon aussi studieuse qu’elle a commencée. Chez Hopper, la suggestion, la narration ne doit rien à la physionomie, les visages étant impénétrables et interchangeables, mais elle doit tout au dispositif scénique. L’influence du cinéma est évidente. Aussi ne peut-on que se féliciter que la Tate Gallery ait eu la bonne idée de présenter une sélection de films noirs de l’âge d’or du cinéma américain. Aux côtés d’Hitchcock, de Huston, de Laughton, mais aussi de Dos Passos ou de Steinbeck, Hopper a su décrire à merveille cette Amérique mythique du deuxième tiers du XXe siècle : à la fois familière et intrigante, réservée et ostentatoire, puritaine et aguicheuse.

L'exposition

« Edward Hopper : les années parisiennes, 1906-1910 » se déroule du 1er avril au 4 juillet, tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Plein tarif : 5,5 euros, tarifs réduits 4 et 3 euros. GIVERNY (27), musée d’Art américain, 99 rue Claude Monet, tél. 02 32 51 94 65, www.maag.org

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Hopper

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