Art moderne

Henri Edmond Cross à petites touches

Par Dominique Clévenot · L'ŒIL

Le 1 octobre 1998 - 2010 mots

Henri Edmond Delacroix... Heureux présage que ce patronyme lorsqu’il échoie à un artiste-peintre en herbe. Lequel lui préféra pourtant le pseudonyme de Cross, afin d'éviter toute comparaison avec le maître romantique. En cette fin du XIXe siècle, Cross choisit en effet la voie de la « modernité » : celle d'un art fondé sur des théories scientifiques nouvelles. Le Musée de la Chartreuse de Douai rend un premier hommage à celui qui fut, aux côtés de Seurat et de Signac, l'un des pionniers du mouvement néo-impressionniste.

L’art est-il affaire de science ou au contraire de sensation, d’émotion et d’expression ? Doit-il se fonder sur un savoir objectif ou prendre en compte l’expérience toujours singulière de l’artiste face au monde ? L’esthétique, enfin, peut-elle s’approprier les modèles élaborés par les sciences exactes ou les sciences de la nature ? 
Pour les néo-impressionnistes, artistes groupés autour de Georges Seurat et de Paul Signac, le peintre doit dépasser le stade de l’intuition pour mettre en œuvre des lois scientifiquement reconnues et démontrées. Dans cette recherche d’une esthétique picturale scientifique, la question de la couleur occupe le premier plan. Seurat et ses disciples se tournent vers la théorie de la couleur exposée par le chimiste Michel-Eugène Chevreul dès 1839 – De la loi du contraste simultané des couleurs –, théorie que le critique d’art Charles Blanc avait déjà vulgarisée auprès des artistes dans sa Grammaire des arts du dessin (1867). Viennent ensuite d’autres références comme le Modern Chromatics du physicien américain Ogden Rood ou l’Introduction à une esthétique scientifique du mathématicien Charles Henry. À partir de ces sources scientifiques les néo-impressionnistes mettent au point une technique qui leur est spécifique : le « divisionnisme », dont la règle principale consiste à « diviser » les couleurs perçues en juxtaposant des petits points de couleurs pures. Bien que la touche néo-impressionniste – dite aussi « pointilliste » –  ne soit pas sans lien avec celle des impressionnistes, elle en diffère par son aspect systématique, par sa régularité presque mécanique, voire compulsive.
D’une nature discrète – timide, diront ses amis – Henri Edmond Cross est bien moins connu que Seurat et Signac. Sa contribution fut cependant déterminante dans ce mouvement pictural si important pour la genèse de l’art moderne. Certaines de ses œuvres eurent en effet une influence directe sur le jeune Matisse et la naissance du Fauvisme. Originaire du nord de la France, Cross ne commence véritablement sa carrière que dans les années 1883-84, lorsqu’il fréquente les artistes du Salon des Indépendants et découvre la Méditerranée : la peinture sombre de ses débuts se laisse alors gagner par la lumière. Mais c’est en 1891 que Cross franchit le pas et applique avec résolution la technique divisionniste. Fidèle disciple du néo-impressionnisme, il cherche alors à concilier le respect des principes scientifiques et l’expression de son émotion face à la nature.

Les Îles d’Or
« Douceur, calme et sérénité »  : ainsi pourrait s’intituler ce paysage marin où se distingue à l’horizon la silhouette des îles d’Hyères. Cross atteint ici l’équilibre parfait entre la restitution d’un spectacle naturel et la mise en œuvre d’un pur langage plastique. Dans un format presque carré se succèdent des bandes horizontales de couleurs changeantes et de largeur variable, correspondant à la terre, à l’eau et au ciel : un jaune paille disposé en larges touches pour la zone de sable, elle-même bordée d’une ligne d’ocre au contact de l’eau, une surface bleue pour la mer, très claire dans le bas comme si l’on percevait le sable en transparence et assombrie de vert et d’outre-mer au large, une bande bleu clair finement ponctuée de rose orangé enfin pour le ciel où se profilent les « îles d’or ». Cette composition qui, dans son extrême dépouillement, semble préfigurer l’abstraction d’un Rothko, s’offre à deux regards successifs ou simultanés. On peut y voir un paysage dont le premier plan est à portée de main alors que recule au loin l’horizon sur lequel le soleil dépose une tache de lumière, ou bien une surface picturale où les trames régulières formées par les touches de couleurs se juxtaposent, se recouvrent ou se fondent l’une dans l’autre, créant par mélange optique toutes les nuances allant du jaune clair au bleu sombre. L’impression de calme contemplatif produite par la répartition savante des couleurs sur une structure dominée par l’horizontalité est la stricte application des théories développées par Charles Henry dans son Introduction à une esthétique scientifique.

Vue de Menton
Avec cette Vue de Menton, Cross revient à une peinture plus classique. Bien loin de l’étonnante étude abstraite des Îles d’or, cette œuvre s’inscrit dans une tradition française du paysage illustrée par Poussin. La formule, appliquée ici d’une façon quelque peu systématique, consiste à rythmer la profondeur du tableau par des mouvements de terrain alternés faisant apparaître une succession de plans. Le regard est ainsi conduit, du premier plan à gauche, où l’on devine un troupeau de moutons, jusqu’au port de Menton, dominé par son église, au centre de la toile, après s’être successivement posé, selon un parcours en zigzag, sur la masse sombre de l’arbre de droite puis sur la colline couronnée d’un bosquet à gauche. Mouvement de lecture en profondeur se prolongeant au-delà de la ville pour rencontrer la chaîne montagneuse qui se dissout dans la blancheur du ciel. Cependant, tout en respectant l’opposition, elle aussi traditionnelle, des valeurs sombres du premier plan et claires du lointain, cette structuration « feuilletée » de l’espace se prête ici à une répartition des couleurs conforme au modèle théorique de Chevreul : à droite et à gauche s’opposent les deux couleurs primaires que sont le bleu et l’orange. Quant au premier plan, il donne lieu à une mosaïque qui combine les complémentaires rouge et vert, soit sous leur forme saturée – le revers du chemin plongé dans l’ombre –, soit sous leur forme éclaircie de blanc et ponctuée     de jaune « solaire » – la surface éclairée du chemin. Mais reste une question : une telle peinture n’est-elle pas trop raisonnable pour nous émouvoir ?

La Mer clapotante
Au premier abord on pourrait penser que cette Mer clapotante, qui prend place dans l’œuvre de Cross parmi de nombreux autres paysages de la côte méditerranéenne, est la simple reprise d’un motif pictural assez répandu à la fin du XIXe siècle. On se souviendra par exemple de la série des rochers de Belle-Île-en-Mer peinte par Monet en 1886. Mais si l’on compare ce tableau de Cross à sa Vue de Menton réalisée quelques années plus tôt, on constate combien le traitement de l’espace s’est modifié. Alors que l’espace se creusait, dans le tableau le plus ancien, très logiquement par plans successifs jusqu’à un lointain situé au centre de la toile, il semble, dans le second, être plus chaotique. Presque contradictoire. En effet, deux types d’espace s’opposent selon que l’on regarde le côté droit ou le côté gauche. À droite, les vagues viennent du fond du tableau pour déferler vers le premier plan en un mouvement que souligne l’inclinaison de la voile poussée par le vent et qu’accentue l’éclaircissement progressif du bleu de l’eau. Sur le côté gauche en revanche, le regard est dirigé vers le haut par les trois avancées rocheuses qui semblent davantage se superposer à la surface de la toile que se succéder dans la profondeur du paysage. Ce qui pourrait sembler une maladresse dans la représentation de l’espace concourt en fait à donner à la peinture une valeur expressive nouvelle que la rigueur démonstrative des œuvres antérieures tendait à refréner. C’est l’époque où Cross s’éloigne de la stricte application de la méthode néo-impressionniste pour un art plus personnel qui annonce le fauvisme.

La Chevelure
Dans cette peinture, Cross s’éloigne de ses sujets méditerranéens habituels pour traiter un thème très présent dans la peinture de la fin du XIXe siècle, celui de la femme se coiffant : Renoir, Degas et Toulouse-Lautrec, entre autres, s’y sont intéressés. C’est également un thème fréquent dans les estampes japonaises – notamment celles d’Utamaro – qui se répandent en Europe dans la deuxième moitié du siècle, suscitant un engouement généralisé chez les peintres. Cependant Cross transforme ce thème intimiste et volontiers teinté de psychologie en une recherche graphique essentiellement ornementale. Toute indication de lieu a disparu, la figure s’inscrit étroitement dans les limites de la toile et, surtout, le visage du modèle disparaît totalement derrière la cascade des cheveux. Seuls éléments pour ancrer le tableau dans la réalité, le bras droit et la main qui d’un geste particulièrement délicat manie le peigne. Les couleurs, elles aussi, contribuent à créer une distance entre l’image et la réalité ; si la teinte des bras reste plus ou moins naturelle, la masse de la chevelure se colorie quant à elle d’un rose violacé délibérément irréaliste. On reconnaît dans ce mode de stylisation l’influence de l’Art Nouveau qui commence à se développer vers 1890, mais n’y a-t-il pas également dans ce motif décoratif des cheveux aux mèches ondulantes, non seulement un accent baudelairien, mais encore le souvenir de la Méduse, image d’une féminité terrifiante, ici apprivoisée par « l’esthétique scientifique » ?

Bords méditerranéens
Cette peinture, qui fut montrée à l’exposition     « L’Art Nouveau » de 1895, est parfaitement représentative, par son thème et par ses aspects plastiques, de l’évolution de l’art de Cross au cours des années 1890. Dans une pinède dominant une calanque, quatre femmes – l’une d’elles est un souvenir de La Chevelure – se préparent, après une baignade, à déjeuner sur l’herbe. Sur le rivage, des pêcheurs tirent leur filet. Plus qu’une scène réelle, c’est une évocation de l’âge d’or. Le paysage méditerranéen que Cross avait découvert une dizaine d’années plus tôt est devenu une Arcadie, un lieu imaginaire où projeter le rêve d’une société meilleure. Si ce rêve présente des similitudes avec celui de Gauguin, il reflète surtout les convictions sociales des néo-impressionnistes qui sont pour la plupart liés au mouvement anarchiste. Pour ce qui est de l’aspect formel de la peinture, c’est avant tout le jeu des couleurs qui retient l’attention. C’est là une illustration exemplaire des procédés techniques néo-impressionnistes : division des couleurs composées en touches de couleurs pures, mais aussi contraste des complémentaires comme le rouge de la ramure et le vert du feuillage des arbres ou phénomène iridescent qui se manifeste à la limite des zones éclairées et des taches d’ombre sur le sol. Ce traitement directement déduit des théories scientifiques de la couleur – et non de l’observation d’un paysage particulier – transforme le réel en une féerie optique. Face à ce tableau, on est en droit de s’interroger sur les liens qui unissent l’utopie sociale évoquée par le thème et la fonction déréalisante accordée à la couleur.

Le Four des Maures
Les néo-impressionnistes ont toujours désavoué le terme de « pointillisme ». Réduire leur démarche à l’application d’un système graphique serait oublier les fins pour ne retenir que les moyens : « Le néo-impressionniste, précise Signac, ne pointille pas, mais divise. » Il s’agit en effet, par cette technique, de procéder à une décomposition des couleurs en séparant leurs constituants chromo-lumineux pour qu’elles se recomposent ensuite, par mélange optique et avec tout leur éclat, dans l’œil du spectateur. Cependant, dans une peinture comme Le Four des Maures, réalisée à un moment où Cross s’est libéré des contraintes « doctrinales » qu’il s’était longtemps imposées, le principe divisionniste semble bien céder devant un plaisir proprement « pointilliste ». Si le procédé d’analyse des couleurs continue à être appliqué dans certaines zones – comme c’est le cas pour la colline de gauche qui domine la mer –, la technique utilisée vise davantage à dissoudre les formes dans le poudroiement des touches qui laissent entrevoir le blanc du support. Cette dissolution des formes donne alors lieu à une sorte d’ivresse visuelle qui permet de restituer l’impression colorée globale ressentie devant le paysage, devant cette baie sauvage où la nature a elle-même joué de la palette multicolore de la végétation. C’est cette fusion panthéiste du peintre avec la nature que Cross évoque quand il écrit à son ami Angrand : « Vous imaginez la gaieté du tableau dont nous jouissons par ce ciel pur – le rose attendri des amandiers, le jaune exalté des mimosas se mariant au cobalt de la mer et au bleu émeraude du ciel. »

DOUAI, Musée de la Chartreuse, 3 oct.-4 janv.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°500 du 1 octobre 1998, avec le titre suivant : Henri Edmond Cross à petites touches

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