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Harald Szeemann : "Beuys considérait le monde comme son laboratoire."

Harald Szeemann n’est pas seulement l’un des organisateurs d’expositions les plus sollicités et les plus respectés : il est en quelque sorte devenu un gourou de l’art contemporain.

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 3929 mots

Depuis "When Attitudes Become Form", qu’il avait organisé à Berne en 1969, Harald Szeemann a développé une vision forte et cohérente de l’art, dans laquelle l’engagement et la spiritualité ont une place prépondérante. Directeur de la Kunsthalle de Berne de 1961 à 1969, commissaire général de la Documenta V en 1972 et de la Biennale de Venise en 1980, il est depuis 1981 conservateur indépendant au Kunsthaus de Zurich et continue, en organisant de nombreuses expositions thématiques en Europe, à cultiver ses obsessions. Commissaire de la rétrospective Joseph Beuys qui s’ouvre le 30 juin au Centre Pompidou, il témoigne ici sur le grand artiste allemand et s’explique sur sa propre conception de l’art.

Le Journal des Arts : C’est la plus importante exposition Joseph Beuys hors d’Allemagne depuis sa mort. Comment l’avez-vous conçue ?
Harald Szeemann : Une rétrospective a eu lieu au Martin-Gropius-Bau de Berlin en 1988, et en 1992 une double exposition à Düsseldorf et à Krefeld. L’opinion générale voulait qu’on ne puisse pas exposer Joseph Beuys après sa mort. Mais, puisqu’il a laissé des œuvres, et pas seulement une théorie sociale qu’il a exprimée dans de nombreux livres, il faut bien essayer de capter sa présence à travers ses œuvres dessinées et en trois dimensions. Et je suis convaincu que c’est effectivement possible, à condition de savoir laisser ses œuvres respirer. Pendant plus de vingt ans, j’ai vu Beuys réaliser ses installations à plusieurs reprises. Fréquemment, à la dernière minute, il décidait de modifier un détail pour donner plus d’intensité. Il ne souhaitait jamais lui-même reconstruire parfaitement une chose qu’il avait déjà faite ailleurs. D’autant que l’un des aspects essentiels de son travail tenait au fait qu’il n’essayait jamais de dominer ou d’envahir l’espace : il le prenait comme une simple possibilité. Il répétait souvent : “Je n’expose pas, je pose.” Je me suis tenu à cette idée, au Kunsthaus de Zurich et au Centro Reina Sofia de Madrid, où l’exposition a d’abord été présentée, et je crois que ça a fonctionné.

Puisque le public français connaît mal cette œuvre – Beuys a été très peu montré à Paris –, est-ce que vous avez essayé de tenir un propos didactique ou de faire un choix d’œuvres essentielles ?
Une exposition didactique en ce qui concerne Beuys n’aurait pas beaucoup de sens. Parce que, alors, on tomberait dans les lieux communs : qu’est-ce que c’est la graisse ou le feutre, etc., tandis qu’il faisait un usage synthétique des matériaux, et n’avait pas la volonté lui-même d’expliquer quelque chose sur l’art, sur ses œuvres mêmes. Il le faisait dans de longues démonstrations orales, mais pas dans l’espace de la galerie ou du musée. Mais quand on découvre de la graisse dans un espace, ou des piles de feutre, c’est autrement choquant. J’ai donc voulu donner la sensation de son champ énergétique. D’autre part, le didactisme crée mille pièges parce qu’il a travaillé plus de vingt ans sur certaines sculptures ou installations. Il commençait avec un crucifix qui, après bien des ajouts, finissait par devenir Double-fond avec paratonnerre – qui est daté 1954/1974 – qui unissait l’énergie de l’impulsion christique et celle, moderne, de la sculpture actuelle. Enfin, je voulais surtout éviter d’isoler les œuvres les unes des autres, sauf quand l’architecture l’imposait, comme c’était le cas à Madrid. Si, à Zurich et à Paris, les espaces sont plus restreints, ils sont toutefois suffisamment ouverts pour permettre de faire dialoguer ensemble installations, sculptures et dessins. Ici, au Centre Pompidou, existent des contraintes particulières qui tiennent à la conception très “soixante” du bâtiment : au cinquième étage nous sommes confrontés, entre autres, à des problèmes de résistance au poids. Malgré tout, cet espace réserve d’autres surprises positives. En résumé, je voulais, non pas une rétrospective, mais une exposition énergétique, avec ses œuvres les plus importantes encore disponibles qui pourraient toucher le visiteur français.

Est-ce qu’un commissaire d’exposition peut recréer les œuvres de Beuys, conçues en liaison étroite avec des actions, sans en perdre l’énergie ?
Nous connaissons très bien toutes les œuvres qui seront exposées ici. C’est le point de départ. Il est logique que, lorsque la situation spatiale est modifiée, on s’attache à respecter les principales données de base, mais on peut très bien éviter la reconstitution archéologique qui, en effet, ne fait plus vivre les pièces. Pour quelques-unes, il a laissé des indications très précises, mais pour une œuvre comme La fin du XXe siècle, on peut ou bien l’étirer ou bien la concentrer selon les conditions particulières. Cela suppose une sorte de méditation de ma part, pour déterminer comment Joseph Beuys lui-même aurait procédé, de telle sorte que l’installation ait le plus d’effets possibles et le maximum de tension.

Donc vous interprétez nécessairement, comme un pianiste interprète une partition.
À Zurich, j’ai pris un certain nombre de décisions : j’ai modifié tel ou tel aspect, et ceux qui ont été très proches de Beuys ont eu le sentiment que c’était vivant. Il y avait des pièces exceptionnelles et je n’ai pas cherché à être complet, ni à exploiter tous les sujets qu’il avait abordé. C’est pour cette raison que j’ai attendu longtemps avant de faire l’exposition. Je souhaitais la concevoir à partir des œuvres des collections Heiner Bastian et Erich Marx. Il fallait qu’elles soient de nouveau disponibles : les contrats avec les musées de Mönchengladbach et Duisburg, où elles étaient déposées, arrivaient à leur terme. À partir du moment où ces deux collections étaient effectivement disponibles, je pouvais les compléter et proposer une véritable exposition à la mesure de son importance.

Si vous n’aviez pas si bien connu Beuys, que vous avez exposé dès le milieu des années soixante, auriez-vous rencontré des difficultés insurmontables ?
J’ai l’impression que oui. Dans bien des expositions que j’ai pu voir depuis sa disparition, de nombreuses pièces étaient disposées parallèlement au mur. Beuys ne faisait jamais cela : il y avait toujours une diagonale ou quelque élément qui contrariait la perspective. Le Vêtement de feutre, par exemple, ou la Chaise de feutre (1988), qui est en quelque sorte son dernier autoportrait, il faut trouver l’endroit juste, le clou juste, pour que l’œuvre commence “à s’en aller”, pour qu’elle décolle tout en restant là. Il ne voulait pas dominer esthétiquement l’espace qui était pour lui un simple contenant. C’est pour cela qu’il pouvait intervenir n’importe où. À la Nouvelle biennale de Paris en 1985, où proliféraient les objets, il avait choisi l’espace le plus désagréable pour montrer le film du concert avec Nam June Paik, et c’est lui qui avait su retenir les visiteurs. Il savait très bien comment se comporter, il avait une main très habile pour assurer sa présence dans chaque situation.

Quelle était la dimension la plus déterminante de Joseph Beuys pour vous ?
Dans les années soixante, Beuys a inventé la sculpture “invisible”. Dans l’exposition “L’œuvre d’art totale” que j’avais organisée en 1983, j’avais voulu mettre l’accent sur ce qui est derrière le visible, c’est-à-dire ce qu’on ressent à travers la présence d’une sculpture. Naturellement, la matérialisation est importante, mais elle n’est chez lui qu’une étape pour dématérialiser à nouveau. Il avait une immense culture qui le soutenait : le romantisme allemand, la pensée anthroposophique de Steiner, la première anarchie, tout cela vibrait en lui. Il a donc attribué à l’œuvre une nouvelle qualité qui, pour moi, est primordiale.

Beuys penseur et sculpteur
Il était sans aucun doute l’artiste le plus complexe et le plus universel de sa génération. Il prenait l’homme comme la première mesure de toutes choses. Quelqu’un comme Richard Serra a une capacité phénoménale pour manipuler le poids et susciter immédiatement des qualités sculpturales qui ne sont pas tirées de l’art mais de l’ingénierie. Chez Beuys, il y avait une capacité à indiquer et à ouvrir. L’art pauvre recherchait plus ou moins la même chose, mais d’une façon pratiquement franciscaine. Beuys était aussi le plus radical parce qu’il réussissait à donner des impressions synthétiques. Il était libre de puiser dans son enfance, comme avec Tram stop, ou de montrer l’énergie directement, sans intermédiaire, avec ses Fonds par exemple, qui sont des “actions statistiques”.

C’est l’un des rares qui n’ait pas voulu se contenter d’être un artiste : il s’est impliqué dans de multiples dimensions.
Il a élargi le champ de l’art, et c’était sa préoccupation première. Il se sentait au dessus ou en dehors de la zone de l’art. Sa critique de Marcel Duchamp porte essentiellement sur le fait que celui-ci soit resté confiné dans le monde de l’art. Il fallait absolument, à ses yeux, élargir l’art dans la sphère sociale. Mais il restait malgré tout un sculpteur.

On a le sentiment que, en dépit de son insistance sur les principes énergétiques, l’idée de la mort domine son œuvre.
Quand il a fondé le Parti des étudiants allemands en 1967, il a déclaré que c’était le seul parti qui s’occupe de la vie après la mort. Il a introduit d’une manière créative l’idée de maladie. Dans Infiltration homogène pour piano à queue (1966), par exemple, le piano enveloppé de feutre ne peut plus résonner, mais il recèle pourtant une énergie créative infinie. Cette œuvre sollicite un regard très profond qui réveille aussi ce que, habituellement, l’homme moderne met de côté. Beuys était évidemment mystique, mais ça ne l’empêchait pas de se jeter au beau milieu de la lutte et de tenter inlassablement de clarifier les choses. Il n’a cessé de poser des questions et ne s’est pas contenté d’une voie spirituelle unique. D’ailleurs, il était plein de contradictions : c’était à la fois un paysan rusé, un mystique, un jouisseur, un prédicateur, un expérimentateur. Il considérait le monde comme son laboratoire au service du futur.

Avait-il le sens de l’humour ?
Il avait un rire incroyable. Dans les discussions ou les colloques, il pouvait donner l’impression de ne pas être humain, tant il était sérieux et solennel, mais c’est évidemment son humour, son ironie romantique, qui lui permettaient de rester seul. Quand, à la Documenta V que j’avais organisée en 1972, il a ouvert le Bureau pour la démocratie directe, où le public venait dialoguer avec lui toute la journée, il a lui-même considéré que cette entreprise avait un aspect trop sérieux. Il regrettait, a posteriori, qu’on y ait fait usage de paroles “trop grandes”. Il soutenait que l’économie devait être au service de la vie spirituelle, et rêvait de changer la société en une gigantesque coopérative : ce sont des sujets sérieux à propos desquels il est difficile de plaisanter. Mais lorsque quelqu’un faisait des objections pertinentes à ses analyses, il était à la fois vexé et il en riait. À la lecture de la biographie de Heiner Stachelhaus (parue en français aux éditions Abbeville Press, n.d.l.r.), on peut avoir l’impression que Beuys était un être stressé, mais il savait s’amuser !

Comment réagissiez-vous à la dimension mythique du chaman dont il s’enveloppait ?
Quand il a organisé ce fameux combat de boxe pour la Démocratie directe le dernier jour de la Documenta, il a dû enlever son chapeau, et on comprenait alors pourquoi il le portait. Son crâne était très abîmé, ce n’était pas uniquement pour façonner son personnage. Il pouvait arriver, c’est vrai, que l’on perde du temps dans des discussions ridicules : allait-il oui ou non enlever son chapeau quand il rencontrerait le Chancelier ? Mais, au fond, tout homme a bien le droit de créer sa propre mythologie : j’ai appelé ça la mythologie individuelle. Il vivait la sienne sans compromis. D’ailleurs, il a su développer la créativité de ses élèves à l’Académie de Düsseldorf, il n’était pas seulement préoccupé par l’élaboration de son mythe.

Qu’en était-il de ses rapports avec Andy Warhol. En quoi s’opposaient-ils et se ressemblaient-ils ?
Ils se sont connus assez tard, vers la fin des années soixante-dix. Pour Warhol, Beuys représentait un monde qu’il ne connaissait pas, et où existaient d’autres moyens de devenir célèbre. Pour Beuys, il y avait une attraction “cordialo-dialectique” vis-à-vis de l’idée d’artiste-machine que revendiquait Warhol. Dans un genre très différent, Warhol aussi était sans compromis et je pense que c’était avant tout cela qui les reliait.

Quel est selon vous l’héritage et l’actualité de Joseph Beuys aujourd’hui ?
Sur le plan plastique et esthétique, il réserve toujours des surprises. L’art actuel dans l’ensemble, avec le cynisme à la Jeff Koons et le culte de la marchandise, est très éloigné du sien. Sur le plan social, nous vivons aujourd’hui presque l’image négative de ce qu’il voulait. Il combattait les idéologies capitaliste et communiste, et il était à la recherche d’une troisième voie de la réforme. De ce point de vue, les choses se sont concrétisées en négatif, puisque la cruauté, la violence et le nationalisme sont de retour au sein de l’Europe. Il a beaucoup discuté ce problème de la violence urbaine. Mais j’ai le sentiment qu’il y a de nouveau un besoin d’utopie et qu’on retrouvera un véritable intérêt pour lui, au-delà des analyses universitaires qui le dissèquent par fragments.

Pensez-vous vraiment que la situation actuelle favorise l’émergence de nouvelles utopies ?
Les choses doivent fatalement devenir absurdes avant que quelque chose de nouveau puisse commencer. Nous sommes actuellement dans une situation où personne ne sait quoi faire. Nous ne savons pas ce que les grandes migrations vont donner, sinon un mixage comme on n’en a jamais observé dans l’histoire. Et finalement, il y a, me semble-t-il, une certaine honte à utiliser le pouvoir dans cette situation politique complexe. Dès qu’il y a un langage différent, il y a des contre-valeurs : c’est pour cela qu’aujourd’hui, tandis que le langage est uniforme, l’art n’a aucune emprise, et ne parvient pas à proposer une direction.

Comment appréciez-vous l’art des nouvelles générations ?
Je crois qu’il y a plus d’élan chez les femmes, chez les artistes afro-américains ou chez les artistes impliqués dans les discussions autour du sida, qui sans aucun doute créent une nouvelle iconographie. Mais la naïveté qui, à une époque, était presque un moyen esthétique, n’est plus aujourd’hui qu’une façon de se libérer. Dans le sens élargi qu’indiquait Beuys, l’épidémie du sida sert forcément à quelque chose, elle ouvre à une autre conscience. Mais c’est vrai que le système est très rodé et ne produit pas grand chose de plus qu’une iconographie.

L’autonomie de l’œuvre contre le cynisme
Plusieurs jeunes artistes retournent à la notion de base de l’autonomie de l’œuvre, qui me semble fondamentale, et délaissent la stratégie. Je crois que l’art est encore dans une telle phase de réinterprétation. Le cynisme et la stratégie vont encore prévaloir pendant un moment, mais on reviendra tôt ou tard à une nouvelle idée de l’autonomie. Bruce Nauman a récemment créé une pièce vidéo que je trouve emblématique : on y voit sur différents moniteurs un magicien avec un œuf, un femme qui joue aux cartes, une fille qui tombe d’une chaise et un autre qui gonfle un ballon en forme de chien. Il faut questionner ces gestes et voir la dimension qu’ils recèlent. Pour celui qui gonfle le ballon, on ne sait pas du tout ce que ça va donner, on croit à une métaphore génétique et puis on découvre que c’est un chien ! Nauman est vraiment au centre d’un nouveau langage qui émergera à coup sûr : il a incontestablement une très forte présence.

“When Attitudes Become Form” continue de faire référence. Serait-il possible de retrouver le même esprit aujourd’hui ?
Heureusement que cette exposition fait référence, tous les artistes sont restés présents ! J’ai essayé l’an passé au CAPC de Bordeaux, avec de plus jeunes artistes comme Wolfgang Laib. Lui aussi est un utopiste, qui prend son utopie pour une réalité et relie beaucoup d’activités : il est à la fois artiste, collectionneur, conservateur... Dans cette architecture de Bordeaux, immense et très marquée, il y avait des artistes qui ont su opposer leur propre espace intérieur. Je pense que ça fonctionnait. Il faut aussi déterminer ce qui est vraiment nouveau pour la situation. À Vienne, pour l’exposition “De Sculptura”, ou à Berlin, pour “Zeitlos”, ou à Hambourg pour “Einleuchten”, j’avais l’occasion d’élargir un peu le cercle des vétérans de “When attitudes”, et de réunir des œuvres parfois opposées, en leur donnant la même respiration, mais toujours selon le même principe d’une dialectique poétique, d’une poésie dans l’espace.

Considérez-vous que les grandes expositions sont encore utiles ou adaptées à la situation, à un moment où la société du spectacle n’a jamais été aussi dominante ?
Je ne suis plus tellement friand de ce genre d’expositions, d’autant que tout le monde me connaît et je ne peux pas faire deux pas sans être abordé ! Plus sérieusement, si j’étais en effet candidat à la prochaine Documenta, c’était malgré moi, sous la pression de quelques proches. Mais je considère bien plus important de faire des expositions du type “Zeitlos”. Il faut redonner des contenus aux expositions, sinon on a affaire à de simples salons. En Allemagne, la Documenta avait une grande utilité jusque dans les années soixante, parce qu’il fallait montrer au public allemand d’après-guerre l’évolution à l’échelle mondiale de ce qu’il avait manqué. En 1980, le thème de la Biennale de Venise était les années 60/70, et c’est pour cela que j’avais créé “Aperto” : il fallait alors confronter les jeunes avec des artistes comme Artschwager qu’on pouvait redécouvrir. Mais ensuite, “Aperto” est devenu une formule vide de sens : cinq commissaires qui donnent une liste de noms ne peuvent faire mieux que donner une information. Laquelle n’est pas toujours de la meilleure qualité.

Pensez-vous qu’il soit important ou souhaitable d’intégrer l’art des pays du tiers-monde ?
Jusqu’à maintenant, on a pris quelques artistes comme Chéri Samba, ou d’autres plus intéressants comme Miroslav Balka en Pologne. Le problème ne change pas : l’Est a toujours donné
la lumière, disait Alexandre Soljenitsyne. Que l’on soit d’accord avec lui ou non, on peut considérer que l’avant-garde européenne est restée très vivante aussi longtemps que l’Est y a contribué activement. Maintenant, les artistes russes qui ont été beaucoup montrés en Europe de l’Ouest, deviennent de plus en plus élégants. Mais nos critères restent occidentaux, donc il y a fatalement quelque chose qui manque ! C’est trop souvent une exception exotique dans un cadre qui reste occidental. La prochaine Documenta fera sans doute la part belle à l’Amérique latine, à l’énergie afro-américaine, aux femmes… ce sera peut-être une surprise.

Quelles sont, à votre avis, les principales causes de la crise que traverse actuellement l’art contemporain ?
Autrefois, les galeristes engagés pouvaient aller plus loin parce qu’ils prenaient les risques eux-mêmes, avec une curiosité et une liberté plus grandes, puisqu’aucune organisation logique n’était dominante. Dès que l’organisation devient plus systématique, surtout par l’intermédiaire de l’État, il y a un caractère de consécration plus immédiat. Une certaine graduation dans la découverte fait défaut. L’art a toujours constitué un contre-modèle, précisément parce que la réception se faisait lentement.

Ralentir pour sortir de la crise
La précipitation avec laquelle on reconnaît aujourd’hui les artistes égalise le jugement. Il y a cependant à nouveau des situations locales initiées par un observateur, relayé par deux ou trois autres, tant et si bien que quelque chose se construit. Joseph Beuys avait près de quarante ans quand il a eu sa première exposition. Il faut ralentir ! C’est la seule façon de sortir de cette industrie. Et il faut en sortir parce que seules les industries connaissent des crises ! L’artiste a ses propres crises, mais c’est bien différent. Quantités d’artistes ont été perdu ou ont disparu à cause de ce mouvement d’égalisation. La crise est une crise de confiance : on a l’impression que tout – les structures, les vocabulaires, les stratégies –, est déjà donné. Et on voit aussi tellement de choses qui sont faites sans aucun amour. On ne peut rien faire sans amour ! Et aimer, c’est donner beaucoup de temps.

Pensez-vous que, par rapport aux autres pays occidentaux, la situation française soit particulièrement sensible à cette crise ?
La France a toujours eu un énorme retard, au moins jusqu’aux années soixante-dix. On y a par exemple découvert Robert Rauschenberg tardivement, quand il était déjà moins intéressant. Je me souviens que personne ne voulait de mon exposition “When Attitudes Become Form”, que j’avais l’opportunité de faire grâce au soutien de Philipp Morris. À Berne, où je l’ai finalement montée, les gens étaient préparés. En France il y avait une certaine uniformité. Les Frac ont certainement permis de rattraper le temps perdu, mais le revers de la médaille est que l’on voit un peu partout les mêmes choses. Les listes donnent le sentiment qu’il s’agit simplement de divulguer des artistes consacrés.

Comment définiriez-vous votre rôle et comment envisagez-vous son évolution ?
Lorsque je fais des expositions, je ne fais pas moi-même l’artiste. Je ne suis en aucun cas un super-artiste, comme me l’ont reproché des gens comme Daniel Buren ou Robert Smithson, qui en ont beaucoup profité ! Le commissaire doit faire les choses désagréables qui sont le fruit des idées d’un autre. Ce n’est pas pénible tant que ça fait partie d’une aventure. Si ce n’est pas une aventure et une obsession qui peut durer plus de deux ans, si au contraire ça devient un but en soi de faire une exposition, ça n’a pas de sens. Plus c’est subjectif, plus ça a de chances de devenir un jour une chose objective. Je n’ai d’ailleurs jamais fait une exposition que je ne voulais pas faire. Je cherche à mettre des œuvres en rapport entre elles, en mettant en valeur leurs oppositions ou leurs affinités. C’est un moyen d’expression formidable.
Je suis quelqu’un qui offre quelque chose. Cette offre a d’ailleurs une base commune, puisque l’argent public la rend possible et lui donne une dimension différente : il s’agit d’un bien commun. Autrefois, c’était une affaire d’autodidacte. Maintenant il existe des écoles, des formations pour les organisateurs d’expositions, et j’ai du mal à en juger : je ne sais pas comment sentent tous ces jeunes. L’autodidacte doit chercher lui-même son chemin et se fier à son intuition. J’ai fait quelques cours au CAPC, mais je leur ai dit ce que j’avais fait, c’est tout.
C’est aussi parce qu’il me semble nécessaire d’avoir des obsessions personnelles que je n’ai pas voulu travailler dans un musée. Il est vrai que j’ai été très privilégié puisque je suis devenu directeur de la Kunsthalle de Berne à 28 ans. Auparavant, j’avais fait du théâtre et le strict minimum d’études en histoire de l’art. À 35 ans, j’ai été nommé directeur de la Documenta, et après je n’avais aucune envie de retourner dans une institution où 90 % du temps est consacré à l’administration. Après trente-sept ans dans ce métier, je continue jusqu’au bout, selon la devise “De la vision jusqu’au clou”. C’est la continuité qui constitue l’évolution.

Qu’emporteriez-vous sur une île déserte ?
Rien du tout. J’écrirais un livre. Vous savez je vis en permanence entouré de kilomètres de catalogues et de correspondances en cours, de fax jaunis et illisibles… Et je n’ai même jamais collectionné, parce que je ne veux pas être au service de la propriété. Donc, rien, c’est aussi un défi, il faut puiser en soi-même.

Y a-t-il une œuvre toutefois que vous préférez à toutes ?
Oui, La Fin du XXe siècle qui résume toute la pensée de Beuys et les attentes qu’il a suscitées. Mais l’idée du chef-d’œuvre en soi m’intéresse moins que la mise en relation d’œuvres au sein d’une exposition qui est comme un château pendant trois mois, ou un champ d’énergie avec des œuvres auxquelles j’ai su donner l’espace juste, la nécessaire respiration.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Harald Szeemann : "Beuys considérait le monde comme son laboratoire."

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