Gerhard Richter, la peinture pour elle-même

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mai 2005 - 1371 mots

Considéré comme l’un des peintres et photographes majeurs de son temps, Gerhard Richter possède une multitude de styles. Dans ses photographies et ses peintures abstraites, le flou est sa marque distinctive, un moyen de raconter un quotidien, une histoire collective.

«Toutes les fois que j’ai eu quelque chose à dire, je l’ai dit de la façon que je sentais être la bonne. Des motifs différents exigent des méthodes différentes. » Ces paroles de Picasso, le peintre allemand Gerhard Richter pourrait très bien les reprendre à son compte. À l’instar de l’Espagnol, l’art de cet artiste – lequel est considéré comme l’un des peintres et photographes majeurs de la scène artistique internationale – procède d’une incroyable diversité stylistique. Tableaux photoréalistes, vues urbaines, grands nuanciers de couleurs, immenses paysages panoramiques, tableaux de figures, monochromes gris, études de ciels, vanités à la bougie et au crâne, grandes peintures abstraites polychromes, etc. : il n’y a chez Richter ni évolution, ni progrès, mais un accord toujours profond entre l’idée exprimée et les moyens de l’exprimer.

D’Est en Ouest
Né à Dresde en 1932, Gerhard Richter a grandi à Reichenau et à Waltersdorf dans l’Oberlausitz en Saxe, c’est-à-dire dans l’ancienne Allemagne de l’Est. De 1948 à 1951, il suit une formation de peintre décorateur et publicitaire puis s’inscrit à l’Académie des beaux-arts. En 1957, pour son diplôme, le jeune artiste réalise une peinture murale dans la cage d’escalier du musée de l’Hygiène de Dresde. Brillamment reçu, cela lui vaut de disposer pendant trois ans d’un atelier à l’Académie même. En 1959, lors de la première Documenta de Kassel, la découverte qu’il fait des œuvres de Jackson Pollock et de Lucio Fontana le conforte dans l’idée d’une part de la peinture abstraite, d’autre part de passer à l’Ouest comme un grand nombre d’artistes allemands de sa génération. En 1961, Richter s’installe à Düsseldorf où il suit pendant deux ans l’enseignement du peintre Gotz à l’Académie, dont il deviendra à son tour professeur en 1971. Ses rencontres avec des artistes comme Sigmar Polke et Blinki Palermo marquent son entrée effective dans le monde de l’art.

Le flou comme marque distinctive d’un style
Il entame alors un travail de reproduction peinte à l’huile de photos de presse, ou d’amateurs anonymes, fondé sur une conception de l’art qui, dit-il, « n’a rien à voir avec la peinture, la composition et la couleur ». Cette pratique, encore très singulière pour l’époque, détermine d’emblée une démarche qui trouvera dans le flou la marque distinctive d’un style. Une marque qui trouvera un autre écho dans les peintures abstraites que Richter entamera dès le début des années 1970. Quel que soit le sujet qu’il aborde, Richter use paradoxalement de cette technique pour en faire d’autant mieux ressortir la signification. Thématiquement parlant, son art n’est en fait déterminé que par la seule pensée de l’histoire, qu’elle s’écrive avec une majuscule ou avec une minuscule, qu’elle se réfère au politique, au social ou à l’histoire de l’art, enfin qu’elle soit publique ou privée. Richter traite ainsi à mesure égale les sujets empruntés à son quotidien et ceux qui ressortent d’une histoire collective. Une table, la figure d’Hitler, une attaque aérienne, une vache, le portrait multiplié de son galeriste, celui historique de Philipp Wilhelm, une plongeuse, le sphinx de Gizeh et le portrait de sa femme Ema, descendant toute nue un escalier, comptent parmi les premières œuvres de son catalogue.
Si elles sont peintes dans une manière qui n’est pas sans rappeler le Pop Art (Richter a cherché un moment à s’imposer comme un « German Pop-Artist »), celles-ci sont plus à regarder « comme des ready-made/peintures que comme des œuvres de caractère hyperréaliste », ainsi que l’a noté, le critique d’art Bernard Blistène. De fait, la question de l’image est au cœur de la démarche du peintre ; elle en est le vecteur dynamique, la raison d’être. Comme le dit encore Blistène, « les objets, les figures et les choses y sont traités comme des images, en quelque sorte comme du matériel, sans que le souci de la ressemblance, de l’illusion, y soit posé. »

La peinture, absolument
À une époque où l’art contemporain se décline à l’ordre des avant-gardes les plus radicales et les plus conceptuelles, reléguant la peinture au plus bas d’une hiérarchie dont elle occupait jadis le sommet, Gerhard Richter leur oppose une sorte de résistance qui peut paraître suicidaire. En fait, cette façon très personnelle qu’il a d’aborder la peinture le préserve d’une marginalisation à laquelle tant d’autres peintres sont condamnés. La série des 48 Portraits de personnages célèbres qu’il peint en 1971, composée de figures suffisamment proches pour qu’elles soient encore présentes en mémoire, est ainsi exposée dans le pavillon allemand à la Biennale de Venise de 1972. Une quinzaine d’années plus tard, dans un contexte international de retour à la peinture, celle qu’il réalise à propos de la bande à Baader, intitulée 18 octobre 1977 et présentée au musée Haus Esters de Krefeld illustre le succès du peintre.
Inscrite au beau milieu d’un parcours qui compte notamment une incessante production d’images abstraites, réalisées à grands renforts de coups de brosse larges et généreux, cette série illustre bien la volonté de Richter d’échapper à toute définition catégorielle. « Aux prises avec un sujet historique, ces nouveaux tableaux ne sont pas plus désespérés que ne le sont les tableaux abstraits de Richter aux prises avec la possibilité même de la peinture », note à leur propos Benjamin H. D. Buchloh, soulignant par là à quelles extrémités l’œuvre du peintre voue la peinture. Richter n’a que faire des cloisonnements et des catégories ; il n’a que faire des débats sur la nécessité ou non de la figure car seule lui importe une vérité élémentaire, celle de la peinture. Il est son complice et son œuvre apparaît comme la peinture en train de se dépeindre. Paraphrasant Malraux, qui parlait à propos de Manet de « picturalisation du monde », on pourrait dire que le rôle que semble s’être assigné l’artiste est de picturaliser la peinture. Car tout chez lui part et revient à elle – et à elle seule.

L’unité dans la diversité
Mais, paradoxalement, que la peinture y soit l’objet d’applications porcelainées à l’excès – comme dans ce magnifique portrait de Betty de 1988 digne d’Ingres – ou au contraire celui de puissants mouvements gestuels – lesquels instruisent un espace pictural proche des Nymphéas de Monet –, l’art de Richter n’en est pas moins résolument unique. Qu’elle soit faite de savants glacis, de coups de brosses grossiers ou d’impétueux débordements colorés, la facture de Richter est libre de toute école. Comme l’a encore relevé Benjamin Buchloh, elle a à voir avec cette figure de rhétorique que l’on désigne du nom de synecdoque. En cela, elle prend volontiers le plus pour le moins, la matière pour l’objet, l’espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel, et inversement. Quel que soit le sujet abordé, il s’agit chaque fois pour le peintre de révéler quelque chose d’innommable marqué d’une même densité et d’une même présence. Tandis qu’il exploite ici toute une gamme de gris, qu’il les mêle à la profondeur du noir et du blanc ou qu’il l’étire en de rigoureux aplats monochromes, il offre à la couleur l’occasion d’incroyables jeux de bigarrures et de chamarrures, d’effets miroirs et iridescents. C’est que les façons de Richter, aussi diverses soient-elles, renvoient toutes le regard à l’expérience d’une seule et même conception de la peinture comme stratégie de résistance à la domination de la consommation. Si, comme l’affirme le peintre, « la peinture n’a toujours peint qu’elle-même, rien de plus », c’est qu’elle est pour lui « la création d’une analogie avec l’invisible et l’intelligible, qui doivent devenir figures et devenir accessibles… Donc, un bon tableau est incompréhensible... Incompréhensible, si bien qu’il ne peut être consommé et qu’il demeure essentiel... »

* Les citations de l’artiste et de Benjamin H. D. Buchloh sont extraites du catalogue Gerhard Richter, Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1993.

L'exposition

« Gerhard Richter » se tient du 12 février au 16 mai, du mardi au vendredi de 10 h à 18 h, les samedi et dimanche de 11 h à 18 h, ferméle lundi. Tarifs : 10 et 8 euros. DÜSSELDORF (Allemagne), Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Grabbeplatz 5, tél. 00 49 (0)211 83 81 130.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : Gerhard Richter

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