Gabriele Basilico

L'ŒIL

Le 1 juin 2001 - 734 mots

« Ville interrompue » est la dernière vision de Milan captée par l’objectif de Gabriele Basilico. Une histoire d’amour entre le photographe documentaliste et sa ville, à voir à la galerie Anne Barrault à Paris.

Dès 1983, Basilico est connu en Italie pour ses « portraits » d’usines à Milan et en 1995 pour sa vision d’un Milan Novecento avec ses bâtiments néoclassiques aux frontons, colonnes, boules et arcs d’une modernité antiquisante sortie de l’esthétique chère à la peinture métaphysique qui influença les architectes comme Gio Ponti entre 1919 et 1939. Il est ensuite reconnu internationalement après le travail effectué pour la Mission photographique de la DATAR, passant plusieurs années à sillonner et photographier systématiquement les côtes du Nord de la France. Ce qui l’entraînera à s’intéresser aux grands ports, autre forme de paysage industriel, puis à Beyrouth en ruines. Basilico fait partie de ces photographes géographes, voyageurs, un peu sociologues et anthropologues, ceux que les Italiens appellent les photographes documentalistes, dont les clichés sont des témoignages sensibles des lieux, souvent des non-lieux, des lieux ratés ou des souvenirs de lieux. Sa vision est personnelle, totalement subjective même si elle se veut rigoureuse, voire presque scientifique. Comme toutes les photographies, les siennes sont menteuses (comme le sont les villes de nuit ou désertes, ce qui est souvent le cas dans son œuvre) et autobiographiques. Les images de villes de Basilico sont immédiatement reconnaissables, non seulement parce que les périphéries, les zones limitrophes qu’il affectionne sont aujourd’hui semblables dans le monde entier, mais aussi par leurs cadrages, leur composition très élaborée et architecturée, leurs effets de perspective, de diagonales et points de fuite, de croisements, de signalisations et de marquages. Des images à la lumière d’une limpidité hyperréaliste, si précise, sculptant le moindre détail, à la fois crue dans sa pureté et douce et veloutée dans le rendu des gris et des noirs. En ce début de siècle, Basilico, toujours obsessionnel, nous montre encore une fois sa ville, Milan : « J’y suis né, j’y ai vécu, elle m’a fait souffrir, elle est mienne. J’ai toujours été une sorte de voyeur en la parcourant ».

Dans cette énième vision de Milan qu’il présente à Paris, « Ville interrompue », Basilico a cherché à débusquer ce qu’elle avait de particulier et qui est si difficile à saisir. Contrairement à presque toutes les villes italiennes, ce n’est ni par sa beauté, ni par son histoire, ni par son harmonie qu’elle brille. Il l’a disséquée comme un grand corps de femme qu’il aime et respecte, à laquelle il veut dire ses quatre vérités, lui dessiller les yeux : ses photos mettent en relief les défauts qu’elle ne veut pas voir, les compromissions qui fanent vite les peaux, les mutilations inutiles, le maquillage barbouillé ou le ridicule de son kitsch, ses tissus fatigués par les sirènes du mercantilisme, le fouillis de ses replâtrages qui rendent ses traits flous, ses éternels terrains vagues, bref toute sa médiocrité, défaut qui fait aussi sa qualité. Comme un chirurgien regarde un corps malade, il fixe la décrépitude ou la vulgarité de cette ancienne capitale intellectuelle et morale de l’Italie, interrompue dans ses promesses. Pour mieux s’approcher de sa chair, de ses recoins les plus cachés, pour mieux la relire, il l’a découpée en trois zones. La première s’étend de la vieille Stazione Garibaldi jusqu’à la Stazione centrale, ce mastodonte d’un Art Déco très germanique, conçue en 1912 et inaugurée en 1931. C’est la partie qui s’est rêvée la plus moderne, presque un petit Manhattan et qui est aujourd’hui la plus oubliée, où trône encore l’un des emblèmes de cette Milan « rationnaliste », le gratte-ciel Pirelli de Gio Ponti, ou l’incroyable Torre Velasca du studio Bbpr (Banfi, Belgiojoso, Perressuti, Rogers). La deuxième est prélevée dans le centre dit historique, dans un tissu compact, serré, où s’entremêlent dans une harmonie souvent disgracieuse les vestiges de ses différents passés. Milan n’avait pas de fleuve, elle s’inventa des canaux dont il ne reste que peu de choses, le long desquels Basilico n’a pas manqué de musarder. La troisième enfin est la périphérie avec ses boulevards extérieurs et ses banlieues ouvrières à qui elle doit tant. Territoire complexe, incohérent, cosmopolite, moucheté de ce que Basilico nomme les « taches de léopard ». Basilico et Milan : une histoire d’amour souvent douloureuse.

- PARIS, galerie Anne Barrault, 22, rue Saint-Claude, tél. 01 44 78 91 67, 30 mai-18 juillet.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Gabriele Basilico

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