Art contemporain - Collectionneurs

Voyage au cœur d’une collection

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2019 - 821 mots

GRENOBLE

Le Musée de Grenoble invite à une plongée magistrale dans la collection personnelle d’Antoine de Galbert. Réuni au cours des trente dernières années, l’ensemble associe art brut et art contemporain dans une quête existentielle.

Grenoble.À quoi reconnaît-on une exposition exceptionnelle ? La qualité des œuvres, l’originalité du sujet, la scénographie en sont des conditions nécessaires mais non suffisantes. Il faut encore réussir cette combinaison impalpable et mystérieuse entre l’émotion et l’intelligence pour transformer ce lieu public et impersonnel qu’est le musée en un espace privé et intime. Bref, il s’agit d’une rencontre entre les œuvres le spectateur. Ici, le ton est donné par le titre « Souvenirs de voyage », qui rappelle que l’on voyage au moins deux fois ; par le déplacement et par la mémoire. Mais sommes-nous véritablement au Musée de Grenoble ? L’exposition conçue par Antoine de Galbert à partir de sa collection – en collaboration avec le directeur du musée, Guy Tosatto, et Sophie Bernard, conservatrice en chef – semble secréter son environnement propre, comme hors sol. Pas très étonnant, quand pour le fondateur de La Maison rouge, « collectionner reste un merveilleux mode de vie, hors du monde réel ».

Si, dans le parcours, l’histoire de l’art n’est pas tenue à l’écart, elle perd tout de même de sa superbe. Ainsi les titres des sections « Conceptuels » ou « Classiques » sont-ils ponctués d’un point d’interrogation. D’autres chapitres ont droit à des appellations plus fantaisistes, comme « Bâtisseurs de l’imaginaire », « Beauté insensée » ou « Folie(s) », signe de la liberté prise avec une classification soumise à des critères historiques. Le principe est simple : juxtaposer des œuvres que l’on désigne par commodité sous le vocable d’« art brut » et d’autres, provenant essentiellement de l’art contemporain. Les liens ne sont pas d’ordre formel ou visuel ; les artefacts regroupés partagent une notion commune. Selon les propos de Didier Semin dans le catalogue, Antoine de Galbert « ne crée pas de liens […] il lance des ponts ».

À tout seigneur tout honneur, la manifestation s’ouvre sur une salle qui a pour sujet la collection. Pas n’importe laquelle, car Je n’aime pas jeter (2015, [voir ill.]), de Ben, est l’emblème d’une accumulation compulsive, voire pathologique, sauvée toutefois par l’humour. On trouvera, tout au long de ce parcours aux frontières perméables, un type de créateur qui fait songer à ce passage de Baudelaire : « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts […] ordures qui […] deviendront des objets d’utilité ou de jouissance » (Les Paradis artificiels, 1851). Description que l’on croirait inventée par le poète pour l’immense installation composée par l’artiste pakistanaise Hema Upadhyay à partir d’éléments collectés dans un bidonville indien (Migration muette, 2008).

Transgression, folie, rêves, peurs, fantasmes

Ailleurs, « Action » met en scène le thème de la violence avec pour acteur principal le chef du groupe des Actionnistes viennois, Hermann Nitsch. En réaction au mutisme qui règne dans son pays depuis la guerre, les performances de Nitsch non seulement outrepassent toute esthétique conventionnelle, mais encore franchissent souvent les limites morales, voire légales. Schüttbild, Tragbahre (1984-1998) est un assemblage fait d’une civière et d’une toile recouverte d’huile et de sang. Cette « messe rouge » (Régis Michel) garde les traces de l’un des rituels de sacrifices d’animaux pratiqués par le groupe. Mais la violence qui se dégage de nombre d’œuvres – voire les pendus photographiés par Dieter Appelt (Première pendaison, 1976) – peut se retourner également contre son auteur. Les corps transformés – transgenres ?– de Jürgen Klauke et d’Urs Lüthi ne respirent pas vraiment la joie. Cette violence aboutit à la folie, exprimée par le splendide visage noir saisi par Eugene Smith (Madness, Haïti, 1959), ou par ce portrait terrifiant, comme en transe, signé Christian Fogarolli (Photo d’identité judiciaire, 2012). De temps à autre, on s’éloigne de la présence humaine ; ainsi une série de photographies (J. Milton Offord, Juliette Agnel, Jules Texereau, Ida Karskaya…) fait voyager le regard parmi les étoiles. De retour, le visiteur retrouve la Terre dans un état semi-comateux, pratiquement en réanimation, obligeant Tetsumi Kudo à la protéger par une cloche en plastique (Sans titre, 1971). Puis, presque immédiatement, on quitte l’univers terrestre, tantôt par le truchement de l’Au-delà, au travers d’une longue séquence de croix de toutes sortes –, tantôt définitivement, quand la mort s’en charge, comme dans cet immense panneau recouvert de vues de cimetières.

En somme, si le voyage à Grenoble est exceptionnel, c’est grâce à son parcours ni linéaire ni pédant. On y croise des souvenirs, des images, des sensations, des rêves, des envies, des peurs, des expériences, des connaissances. « En glanant des œuvres qui reflètent leurs rêves, leurs fantasmes ou leurs peurs, les collectionneurs effectuent un voyage introspectif pour tenter de comprendre le monde »,écrit de Galbert. Le spectateur aussi.

Souvenirs de voyage. La collection Antoine de Galbert,
jusqu’au 28 juillet, Musée de Grenoble, 5, place Lavalette, 38000 Grenoble.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°525 du 7 juin 2019, avec le titre suivant : Voyage au cœur d’une collection

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