Vallotton

Nage en eau trouble

Par Bertrand Dumas · L'ŒIL

Le 2 novembre 2007 - 1103 mots

Tableau clef de Félix Vallotton, Le Bain au soir d’été est au centre de la rétrospective du Kunsthaus de Zürich. Analyse d’une œuvre très controversée.

Au printemps 1893, Félix Vallotton (1864-1925) jette un pavé dans la mare en exposant au Salon des indépendants Le Bain au soir d’été. Le style rompt avec le conformisme de ses envois précédents : ses baigneuses « aux derrières immondes » scandalisent les salonniers. C’est, en effet, « assez osé », reconnaît lui-même Vallotton : « Des jours, j’en suis satisfait et d’autres il me dégoûte », confie-t-il à sa biographe. Cet aveu confirme l’ambivalence de l’œuvre, conforme aux sujets ambigus qu’affectionne le peintre.

Les métamorphoses lubriques
Le synthétisme des formes qui caractérise les eaux-fortes de Vallotton subit avec Le Bain au soir d’été un revirement spectaculaire. Il cède la place à un naturalisme sans vergogne. Au milieu de cette assemblée de nus hétéroclites, l’éclat de la jeunesse se voit moins que les cicatrices de la vieillesse. Le corps féminin n’est plus idéalisé comme dans les tableaux de Puvis de Chavannes (1824-1898). Le peintre démontre au contraire un goût particulier pour les détails disgracieux.
Son attirance pour l’informe va jusqu’à la métamorphose des corps. Dans l’eau du bassin baigne, au premier plan, des créatures étranges. Les reflets de l’eau multiplient la fragmentation des membres. Le phénomène crée des monstres phalliques à l’instar de la femme brune prostrée contre le mur
de briques dont on ne distingue plus le sens de l’anatomie.
Ces incongruités morphologiques rappellent les déformations maniéristes des odalisques d’Ingres que vénérait Vallotton. Le Bain au soir d’été fait ainsi référence au célèbre Bain turc du peintre montalbanais dont il retient la puissance érotique de certaines figures.

Une vision très masculine
La natation est à la mode depuis que les impressionnistes ont popularisé les loisirs en bord de mer. En 1885, est inaugurée, à Paris, la piscine Rochechouart d’Oller : le premier bassin couvert de la capitale. Il est essentiellement fréquenté par des femmes, comme les nouvelles salles d’expositions et les grands magasins de la ville. Sasha N. Newman rappelle que ces lieux publics suscitaient de puissants échos dans l’imagination masculine, confortant l’image populaire de la femme à la fois objet de consommation et consommatrice.
À cette caricature s’ajoute celle de la femme vénale responsable de la dégénérescence nationale. Cette idée répandue grandissait dans le nid de la prostitution dont témoignent, à cette époque, les peintures de Degas et de Toulouse-Lautrec. Le dédain de Vallotton pour la chair, écrit l’historienne d’art, est en accord avec ce commentaire social, proprement misogyne. 

La chevelure noire
Son contour synthétique tranche dans la composition
La femme se peignant est à compter dans le tableau parmi les nombreux gestes et attitudes chargés d’érotisme. Vallotton a réduit la chevelure à une masse noire totalement dépourvue de modelé. Elle est si dense que les dents blanches du peigne ne s’y enfoncent pas. La forme de la tête est parfaitement ovoïde. La ligne est aussi rigoureusement lisse.
Vallotton renoue ici avec le synthétisme qui avait assuré le succès de ses premières gravures sur bois, éditées à partir de 1891. C’est à cette époque que le peintre intègre le groupe des Nabis, dont il s’éloignera par la suite.
Le Bain au soir d’été comportant à la fois des figures réalistes, comme la vieille femme décrépie, et d’autres synthétiques, comme les « femmes piliers » en tunique blanche plantées dans l’eau, concentre les recherches et les préoccupations passées et futures de l’artiste.

La femme virginale
Elle se livre au rituel purificateur
Une jeune femme descend les marches du bassin. Les rayons dorés tombent sur son visage ingresque comme ceux de la Pentecôte sur les apôtres. Elle semble prête à recevoir un sacrement. Au moins, prendra-t-elle un bain de jouvence.
Vallotton place le thème du bain purificateur au centre de son tableau. C’est ainsi qu’il convoque à son bain au soir d’été les femmes de tous âges et de toutes conditions. La libation aura-t-elle ses effets rédempteurs sur la prostituée en bas noirs ou la courtisane baignant son petit chien ? Là encore, Vallotton laisse planer le doute.
Dans leur Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant indiquent que le bain est le premier des rites sanctionnant les grandes étapes de la vie, la naissance, la puberté et la mort : trois âges de la vie des femmes représentés dans le tableau. Celui-ci s’inspire de la Fontaine de Jouvence de Cranach. Dans ses mémoires, Maurice Denis rapporte que Vallotton en aurait réalisé une copie, perdue depuis.

Les vêtements
Un emprunt à l’estampe japonaise
Les vêtements gisent sur un parterre de mille fleurs identique au décor d’une tapisserie médiévale. Chemises, bas, corsets et bustiers abandonnés rappellent, selon Sasha N. Newman, les signes culturels du féminin, et leur abondance accroît leur pouvoir de fascination sexuelle. Leur position sur le sol met également en évidence le non-respect des règles traditionnelles de la perspective. Les vêtements éparpillés se superposent en étage, sans parvenir à creuser l’espace. Celui-ci se divise en trois bandes parallèles de couleurs distinctes : rouge, vert, vert clair.
Vallotton ignore également le phénomène de la dégradation des couleurs, tout comme le modelé des figures. Pour seul indice de profondeur, il se contente de réduire la taille des personnages et des accessoires en fonction de leur éloignement. Vallotton emprunte ce nouveau langage pictural à l’estampe japonaise qu’il découvre au début des années 1890. À Paris, il pouvait s’en procurer des exemplaires au Bon Marché dont il fera, après Le Bain au soir d’été, le sujet de sa prochaine œuvre publique d’envergure.

La tête de Méduse
Vallotton plaide-t-il coupable ?
En bas à droite du tableau, un animal marin sort la tête de l’eau. On peine à reconnaître le visage d’une femme regardant d’un œil globuleux sa congénère, debout, raide comme un piquet. Le buste de la créature se reflète dans le miroir de l’eau, complexifiant encore davantage son identification. Avec ses cheveux tentaculaires, elle ressemble à une méduse.
De la bête gélatineuse à la mythique Gorgone, il n’y a qu’un pas. Vallotton l’aurait-il franchi en associant une de ses baigneuses à la terrifiante Méduse ? Rappelons que le monstre à la tête auréolée de serpents symbolise l’ennemi à combattre, ici, une fois et encore, la femme moderne. Qui voyait la tête de Méduse en restait pétrifié. On rapporte qu’elle reflétait l’image d’une culpabilité personnelle. Le peintre l’aurait-il placé alors intentionnellement au-dessus de sa signature ?

Biographie

1864 Naissance à Lausanne de Félix Vallotton. 1881 À Paris, où il s’établit à l’âge de 17 ans, il suit les cours de l’académie Julian où il rencontre les Nabis. 1891 Découvre la gravure sur bois. 1892-1893 Il illustre la publication symboliste La Revue blanche dirigée par Thadée. Peint Le Bain au soir d’été. 1925 Il décède à Paris.

Autour de l’exposition

Informations pratiques «”‰Félix Vallotton. Idylle au bord du gouffre », jusqu’au 13 janvier 2008. Commissariat”‰: Christoph Becker et Linda Schädler. Kunsthaus Zürich, Heimplatz 1, 8001 Zürich. Ouvert les mardis, mercredis et jeudis de 10 h à 21 h, les vendredis, samedis et dimanches de 10 h à 17 h. Fermeture le lundi. À partir du 1er janvier 2008, ouvert les mardis, samedis et dimanches jusqu’à 18 h, les mercredis, jeudis et vendredis jusqu’à 20 h. Fermeture le lundi. Tarifs”‰: environ 9,50 € (CHF 16) et 7 € (CHF 12). Tél. 41 (0) 44 253 84 97, www.kunsthaus.ch

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°596 du 1 novembre 2007, avec le titre suivant : Vallotton

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