Architecture

Une scène architecturale suisse tout sauf neutre

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 4 janvier 2018 - 1126 mots

L’exposition « Schweizweit » bouscule l’image figée du minimalisme qui caractérise souvent l’architecture suisse pour offrir un regard sur une production actuelle beaucoup plus riche et diversifiée.

Bordeaux. La scène architecturale contemporaine suisse ne se résume pas à Jacques Herzog & Pierre de Meuron ou à Peter Zumthor, seuls helvètes auréolés du Pritzker Prize à ce jour, respectivement en 2001 et en 2009. Loin s’en faut. C’est ce que démontre à l’envi cette exposition intitulée « Schweizweit » (que l’on pourrait traduire par « Toute la Suisse »), venue du Schweizerisches Architekturmuseum (SAM), à Bâle (où elle a été montrée entre novembre 2016 et mai 2017) et déployée, jusqu’au 1er avril 2018, dans la Grande galerie du Centre d’architecture Arc-en-Rêve, à Bordeaux. Réunissant documents graphiques, tables lumineuses, diaporamas géants et autres films, elle met pour la première fois en lumière un pan méconnu et suffisamment complet de la production architecturale contemporaine. « J’ai recherché des fils qui voulaient tuer leurs pères », lance, dans un sourire et avec une métaphore ô combien œdipienne, l’Allemand Andreas Ruby, directeur du SAM et commissaire de l’exposition.

Dans les années 1990, en effet, le minimalisme suisse est devenu un style reconnu internationalement et toutes les personnalités phares, tels Herzog & De Meuron, Peter Märkli, Diener & Diener, Peter Zumthor ou Gigon & Guyer, se sont consolidées autour de cette notion. L’image de l’architecture helvète était alors constituée de rigoureux parallélépipèdes en béton, avec des détails parfaits et invisibles, construits sans limites de budget. « Les maîtres d’œuvre suisses pouvaient réaliser des projets qu’aucun autre architecte au monde ne pouvait se permettre. Ce qui, à l’époque, constituait une vraie originalité pour ce petit pays coincé au cœur de l’Europe », explique Ruby. D’ailleurs, cette « marque de fabrique » fut tellement puissante qu’aujourd’hui encore le public voit l’architecture helvète ainsi. « Or, cette fameuse “Swiss Box” est désormais un cliché démodé, assure le commissaire. Et toute cette image de minimalisme comme dénominateur commun n’est, au final, que du marketing. Car, en lisière, depuis une quinzaine d’années, prend le pas une nouvelle génération de maîtres d’œuvre qui, justement, s’est libérée de cet “héroïsme” de l’objet isolé et parfait, en développant notamment d’autres rapports avec le contexte. Au-dessous des radars médiatiques, il y a aujourd’hui une multitude de nouveaux projets à découvrir. C’est précisément ce que nous avons voulu montrer : la diversité de la scène actuelle ».

La présentation de  « Schweizweit » tient, en réalité, à son concept d’élaboration, pour le moins original : « J’ai été nommé directeur du SAM en 2016 et c’était ma première exposition, raconte Andreas Ruby. Comment faire une première exposition en Suisse, alors que je venais d’Allemagne ? En tant qu’étranger, j’ai tout simplement voulu savoir ce que faisaient les architectes suisses aujourd’hui. » À partir d’un « protocole », sont envoyées à plus de 300 agences à travers le pays, dont les membres étaient âgés de 50 ans et la production jugée « non-standard », trois questions finement ciselées : Lequel de vos projets considérez-vous comme le plus important pour la production architecturale récente en Suisse ? Quel projet récent d’un autre architecte trouvez-vous significatif à cet égard ? Quel édifice ou quelle situation spatiale vernaculaire vous inspirent dans votre conception de l’architecture ?

Un portrait dessiné en trois questions
Seules 162 agences ont joué le jeu, certaines trouvant les questions « intimidantes », voire « insurmontables », en particulier la deuxième. Mais la règle était stricte : pour être sélectionné, la condition sine qua non était de répondre impérativement aux trois questions. À chacune d’elle devait, en outre, être associée une photographie et une seule. En revanche : aucune maquette n’était admise. La raison ? « Il ne s’agissait pas de raconter l’entière histoire d’un projet, mais au contraire, de le résumer à travers une image significative », dit Andreas Ruby.
Le résultat, impressionnant, dessine un panorama on ne peut plus exhaustif, d’étonnants « autoportraits » qui, en réalité, n’arborent qu’un tiers du travail de chaque agence : « La plupart des architectes que je connais ne parlent que de leur production, observe Andreas Ruby. Cet exercice consistait ainsi à les obliger à agir en observateur : à avoir une position critique envers leur propre production, mais également à faire de même avec celle des autres. Si bien que ces trois images construisent une image des agences qui va bien au-delà de leur propre travail et représente, plus globalement, leur culture. »

Une variété à l’encontre des stéréotypes
Surprise de taille : sous les « pavés » minimalistes, une plage de diversité. D’abord, autre sujet d’étonnement, on découvre quelques tentatives de « post-post-modernisme » : « La Suisse n’a, en son temps, pas eu affaire avec le post-modernisme, indique Andreas Ruby. D’où, peut-être, cette relecture actuelle dudit mouvement ». En témoigne cette reconversion d’un immeuble de logements, à Zurich, signé Brockmann Stierlin Architekten. Ensuite et surtout, c’est le cas pour près de la moitié des projets : la transformation de bâtiments existants, « une tâche tout sauf héroïque ». Ainsi en est-il de Sauter Von Moos qui réalise, à travers une étrange « combinaison hybride », l’extension d’une maison, à Bâle.
D’aucuns revisitent, eux, les matériaux et/ou les techniques traditionnelles de construction comme l’adobe, la brique ou le bois, pour inventer une esthétique contemporaine. Ainsi, dans la vallée rocheuse de la Kander, Blue Architects a dessiné un pavillon d’approvisionnement en eau minérale, entièrement habillé de bardeaux. Mais la préoccupation sans doute la plus « helvétique » reste « l’habitat coopératif », autrement dit, ces chantiers de logements développés par des organismes coopératifs, dont la Suisse s’est fait une spécialité.
Nombre de cabinets d’architectes affichent ici leurs projets, en particulier à Zurich (la ville où le marché immobilier est, paraît-il, le plus tendu du pays), dans lesquels les loyers sont réduits d’un tiers par rapport aux prix dudit marché, selon Ruby.
Enfin, et c’est sans doute une conséquence somme toute logique de la production « héroïque » des années 1990, d’aucuns visent aujourd’hui la modestie plutôt que la signature ou l’intention d’auteur. À Münchwilen, Abraha Achermann a ainsi agrandi le palais de justice datant de 1906, en se pliant subtilement aux règlements patrimoniaux.Dans l’ultime salle, sous forme de vidéos passées en boucle, 35 architectes se plient au jeu de l’explication de texte (et des trois photographies), en cinq minutes chrono, et c’est éclairant ! Conçu par le collectif de graphistes bâlois Claudiabasel, le catalogue, lui aussi, tient de l’expérience collective et, graphisme aidant, vient entériner de belle manière cet original protocole d’exposition inventé pour l’occasion.

Au final, le sous-titre de l’exposition se vérifie amplement : effectivement, « Il n’y a pas une architecture suisse ». Elle est franchement pléthore, hétérogène et, a fortiori, séduisante.

Schweizweit, il n’y a pas une architecture suisse

jusqu’au 1er avril 2018, au Centre d’architecture Arc-en-Rêve, 7, rue Ferrère, 33000 Bordeaux.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°492 du 4 janvier 2018, avec le titre suivant : Une scène architecturale suisse tout sauf neutre

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