Art contemporain

Une représentation douce-amère de l’Europe

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2021 - 1166 mots

BERLIN / ALLEMAGNE

Berlin accueille l’étape allemande d’une anthologie de l’art européen depuis 1989 qui est aussi un discours empreint de gravité sur le Vieux Continent.

Berlin. L’exposition « Diversity United » qui se tient actuellement dans l’ancien aéroport Tempelhof de Berlin aspire à présenter un panorama de la création européenne depuis 1989. Il faut du courage pour afficher un parti pris aussi explicite. Un allant qui manque à nombre de biennales – ce qu’est cette exposition par certains aspects –, affichant trop souvent un propos attrape-tout.

Conscient de la difficulté de l’exercice, Walter Smerling, le producteur de l’exposition [lire l’encadré ci-dessous] a fixé quelques règles du jeu. Il a ainsi confié la direction artistique à dix commissaires de différentes nationalités européennes plutôt qu’à un seul auteur qui aurait marqué cette anthologie de sa personnalité. Ce travail collectif, qui assure à la fois une large diversité de propositions et un consensus sur le choix, aboutit à une liste de quatre-vingt-dix artistes vivants venant de trente-quatre pays différents parmi les cinquante et un que compte le continent européen. Contrairement à une biennale classique, il n’y a pas de « jeunisme » revendiqué ; bien au contraire, la plupart des artistes ont largement dépassé 60, voire 80 ans, à l’instar de Gerhard Richter, Georg Baselitz ou Sheila Hicks. Pour autant, les œuvres présentées sont en général récentes – certaines ont même été produites pour l’exposition –, relativisant le caractère historique ou daté de ce florilège.

Le poids de l’histoire

Que dit de l’Europe cette exposition ? D’abord que l’Europe ne se réduit pas à l’Union européenne des 27, elle va de l’Atlantique à l’Oural en passant par la Russie et la Turquie. Un message très politique qui tient à la nationalité allemande du producteur. De même, « Diversity United » rappelle combien la partition de l’Allemagne et le protectorat soviétique restent présents dans l’imaginaire des artistes. Les « Russian Paintings » de Baselitz, pourtant largement postérieures à la chute du Mur, sont une évocation de l’enfance du peintre en RDA. La spectaculaire et renversante installation de l’Allemand Henrike Nauman (né en 1984) reconstitue le salon d’un appartement d’habitants de l’ex-Allemagne de l’Est.

Et si le nazisme continue à hanter les esprits, c’est à travers un témoignage de résistance passive. Le jeune (51 ans !) Espagnol Fernando Sanchez Castillo s’inspire d’une célèbre photo de 1936 qui montre une foule saluant Hitler, comme un seul homme, sauf un – August Landmesser, il sera identifié plus tard – qui croise ostensiblement les bras. Les visiteurs sont invités à emporter une figurine le représentant, dans une installation où la foule est précisément constituée de son personnage dupliqué à des dizaines d’exemplaires. Plus loin, fallait-il remonter l’histoire européenne jusqu’à Napoléon à travers une reproduction du sacre de l’empereur de Jacques-Louis David par Yan Pei-Ming ? Pas sûr.

Une Europe bien sombre

De manière générale, la vision de nombreux artistes sur leur continent n’est pas franchement joyeuse. Pourtant l’entrée en matière est optimiste. Antartica du duo Lucy et Jorge Orta (2007) est une vaste installation de tentes polaires arborant les drapeaux de tous les pays, flanquées d’un guichet sommaire où l’on peut obtenir un passeport délivré par ce continent sans État. Son sous-titre No borders imagine un monde utopique où les différentes nationalités vivraient en harmonie entre elles et avec la nature.

Mais cela est une utopie ; la réalité de l’Europe est encore bien éloignée de cette rêverie, comme le souligne Remains to be Seen de Mona Hatoum (2019), les vestiges d’une maison détruite rassemblés sous forme de blocs de pierre suspendus à de fines tiges en acier. Une maison qui pourrait être à Sarajevo, lors de la guerre de Bosnie, cette horreur récente (1992-1995) au cœur de l’Europe et que la Bosniaque Sejla Kameric métaphorise sous la forme d’une jeune fille érotisée, le pied sur une mitraillette (Behind the Scenes, 2019). Tandis que Grayson Perry et Ulla von Brandenburg évoquent tous deux le Brexit, l’un dans une immense tapisserie (Battle of Britain, 2017) et l’autre dans une installation théâtrale. Et même lorsque le message se veut positif, sa matérialisation est ténébreuse comme dans cette immense installation inédite d’Anselm Kiefer (Winterreise, 2015-2020) qui célèbre les relations culturelles entre la France et l’Allemagne à l’époque romantique avec la figure de Madame de Staël.

Visions de femmes

Il est d’ailleurs beaucoup question de femmes et de féminisme dans cette exposition, sous l’influence de Camille Morineau, l’une des dix commissaires et présidente de l’association Aware (Archives of women artists, research and exhibitions) qui bénéfice d’une exposition spécifique scénographiée par Matali Crasset. Dans Night Bride (2009-2010), la Portugaise Paula Rego rappelle la violence faite aux femmes, tandis que la Croate Sanja Ivekovic interpelle les visiteurs avec des photos glamours de mannequins, invitant à lire un texte sur les traumatismes vécus par d’autres femmes. Les propos ne sont cependant pas toujours aussi directs. Les œuvres textiles abstraites de Sheila Hicks qui font face à celles de Rosemarie Trockel rappellent que les femmes sont aussi des figures de l’abstraction et des pionnières dans le choix de matériaux vernaculaires.

Cette atmosphère pessimiste n’est pas intentionnelle. Chaque thématique – les œuvres sont réparties en neuf sections –, offre une dialectique (« Crises et résistances », « Pouvoir et égalité ») laissant le visiteur libre de se faire sa propre opinion, même si les œuvres les plus spectaculaires sont les moins optimistes, à l’instar de The Last Stroke d’Ilya et Emilia Kabakov (2019), un rameur sur une frêle embarcation ballotée par les flots.

Par l’originalité de son propos, le travail intellectuel préparatoire et la qualité des œuvres, cette fausse biennale a bien des mérites.

Walter Smerling, un producteur singulier  

Portrait. Le président de la Fondation pour l’art et la culture qui produit l’exposition est tout aussi singulier que son modèle économique. Venant de l’audiovisuel pour lequel il réalisait des documentaires sur les artistes, il organise ses premières expositions d’art contemporain dans des lieux atypiques (casernes militaires, hôpitaux) avec peu d’expérience, beaucoup de culot et une stratégie : trouver des sponsors. En 1999, sous l’égide de sa fondation créée en 1986, il aménage à Duisbourg une partie d’une ancienne halle aux grains pour en faire un musée privé d’art contemporain : le Küppersmühle museum qui abrite la collection Ströher. « L’idée de cette exposition m’est venue en Chine alors que j’y organisais une saison allemande », explique-t-il au Journal des Arts. Avec le pragmatisme politico-économique caractéristique de nos amis d’outre-Rhin, il tient à intégrer la Russie (« On doit construire l’Europe avec la Russie ») dans son projet. L’exposition doit se déplacer cet automne à la Galerie Tretiakov, puis à Paris en 2022. Pour l’heure, elle se tient dans l’aérogare de l’ancien aéroport Tempelhof, fermé depuis 2008 et maintenant enserré dans la ville. C’est la première fois que l’immense édifice semi-circulaire accueille une exposition. Walter Smerling a payé de sa poche – en fait, celle des sponsors privés qui ont entièrement financé la manifestation – la rénovation du hall et construit les 1 200 mètres de cimaises. En échange, il espère obtenir la concession des lieux pour y organiser d’autres événements.

Diversity United, le visage artistique de l’Europe,
jusqu’au 19 septembre, Aéroport de Tempelhof, Columbiadamm 10, 12101 Berlin, Allemagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°572 du 3 septembre 2021, avec le titre suivant : Une représentation douce-amère de l’Europe

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