Art contemporain

Une nouvelle peinture d’histoire

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 3 mars 2021 - 808 mots

Les artistes Éric Manigaud et Léa Belooussovitch reconstituent avec la pointe de leurs crayons colorés, ou noir et blanc, des documents ou photographies en rapport avec des événements historiques.

Saint-Étienne. Côte à côte, ou plutôt dans des salles attenantes, deux artistes ont l’honneur des cimaises du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne. Présentées comme des expositions consacrées au dessin contemporain, « Éric Manigaud, la mélancolie des vaincus » et « Léa Belooussovitch, Feelings on Felt » ont-elles pour autant quelque chose en commun ?

À première vue, tout les sépare. Souvent de grand format, en noir et blanc – ou dans de subtiles teintes grises dont les dégradés jouent avec l’obscurité –, les œuvres d’Éric Manigaud partent des photographies, la plupart du temps peu connues, tirées d’archives. Le parcours ne respecte pas la chronologie et certaines images, particulièrement fortes, sont extraites d’une série et montrées séparément. Sombres, ces représentations de la Grande Guerre, des manifestations algériennes du 17 octobre 1961 à Paris ou de blessés d’Hiroshima sont retravaillées par l’artiste avec une densité et une finesse remarquables (Gonichi Kimura, motifs de kimono incrustés par brûlure dans la peau…, 2019, voir ill.). « Le passage du document au dessin se fait […] par une gamme de crayons gras et de poudre graphite, effectuant des micro-hachures centimètre carré par centimètre carré grâce à la projection de l’image agrandie sur le papier », précise Aurélie Voltz, directrice du musée et commissaire de l’exposition. À l’entrée, quelques-unes des images sources sont présentées dans des vitrines à l’éclairage tamisé.

Les œuvres de Belooussovitch, de taille moyenne, réalisées à l’aide de crayons de couleur, sont d’une richesse chromatique étonnante. Les contours disparaissent au profit des taches qui s’étalent sur toute la surface. L’ensemble, dynamique, évoque vaguement une version pratiquement abstraite du futurisme ou du synchronisme, ce mouvement pictural qui consiste à structurer l’espace de la toile à l’aide de plans colorés. En examinant les cartels, on découvre que les titres indiquent systématiquement un lieu « chaud » (Syrie, Somalie, Bangladesh) et un événement qui s’inscrit dans une actualité dramatique (attentat, guerre, noyade). L’artiste fait appel aux images des médias qu’elle manipule, puis, à main levée, elle les « traduit » sur du feutre blanc. « Dans ce passage du pixel au pigment, la netteté de l’image initiale se mue en un dessin flou qui semble contenir et atténuer sous sa surface la douleur de la représentation »,écrit Alexandre Quoi, commissaire de l’exposition. Et, de fait, en s’attardant face aux œuvres, le visiteur devine un visage sans traits, le fragment d’un corps ou le détail à peine visible d’un paysage urbain détruit (Barrage de Brumadinho, Brésil, 25 janvier 2019, 2020).

Des porte-voix

Malgré un contraste manifeste entre la sobriété et la précision des épisodes repris par Éric Manigaud et le flou derrière lequel se cachent les incidents chez Léa Belooussovitch, les deux artistes partagent un projet artistique semblable, marqué par l’histoire récente ou plus ancienne. Surtout, chacun d’eux s’attache aux acteurs anonymes, à ceux qui subissent involontairement un destin souvent tragique. Autrement dit, ils visent à rendre la voix aux sans voix.

Certes, utiliser des documents ou des photographies comme matière brute, comme matrice des souvenirs, est une démarche que l’art contemporain a adoptée depuis des décennies. Il n’en reste pas moins qu’à la différence de ces images neutres qui se détournent de la dimension expressive en se vidant de toute émotion ou sensibilité – pop-art, hyperréalisme –, celles de Manigaud et de Belooussovitch, par le choix des thèmes et par leur traitement, produisent une sensation intense. Le fait de les savoir issues de photographies leur assure – pense-t-on – un effet de réel et de leur valeur de témoignage. Mais les modifications effectuées par les artistes indiquent qu’il ne s’agit pas d’un regard sans médiation sur la réalité, mais plutôt d’un regard sur le regard, regard subjectif qui interprète la réalité.

La prétendue véracité de la photographie

Face à la qualité plastique indiscutable des œuvres, face à la sincérité de cette démarche, des interrogations néanmoins persistent. Dans l’effort de ressusciter des images « mortes », les deux peintres prennent des risques. Avec Éric Manigaud, la transformation infiniment mince de la surface et le décalage discret avec l’original font qu’il est parfois difficile de savoir d’où provient l’effet de sidération qui s’exerce sur le visiteur. Chez Belooussovitch, c’est la stratégie opposée, celle de la distance d’avec la photographie qui pose problème. Selon Alexandre Quoi, c’est la tension entre cette apparence – qui frôle avec le décoratif – et le titre qui fait l’intérêt de ce travail. La puissance affective de ces images est due essentiellement à la présence indispensable du verbal, à l’indice imposé « hors cadre ».

Au final, c’est peut-être à la prétendue véracité objective de l’image photographique que les artistes s’attaquent. Mais on sait depuis longtemps que celle-ci n’est jamais qu’un simple décalque sans qualités de la réalité. D’où son ambivalence et son inépuisable pouvoir de fascination.

Éric Manigaud, la mélancolie des vaincus et Léa Belooussovitch, Feelings on Felt,
initialement jusqu’au 15 août, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, rue Fernand-Léger, 42270 Saint-Priest-en-Jarez.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°562 du 5 mars 2021, avec le titre suivant : Une nouvelle peinture d’histoire

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