Architecture - Restauration

Savoye, Saltzman, Dall’Ava, la fascination des villas d’architecte

Par Manuel Delluc · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 1230 mots

Classée monument historique en 1965, la Villa Savoye de Le Corbusier rouvre ses portes à Poissy après des travaux de restauration. Conçue entre 1928 et 1931, ce chef-d’œuvre qui marqua l’aboutissement de la première période, dite "puriste", du grand architecte, exerçe encore de nos jours une vive fascination sur l’imaginaire des architectes, mais aussi sur celui d’un large public. Visite commentée de la villa et de deux de ses héritières déclarées, la Villa Saltzman de Richard Meier et la Villa Dall’Ava de Rem Koolhass.

La Villa Savoye demeure l’un des prototypes les plus aboutis de l’architecture moderne, à côté du pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe ou de la maison Schröder de Gerrit Rietveld. Sans doute doit-elle une partie de son aura au retentissement que Le Corbusier a su donner à ses œuvres construites. Mais elle partage incontestablement avec les autres grandes "icônes" de l’architecture moderne la marque distinctive des édifices exceptionnels : l’aboutissement simultanément formel et conceptuel des intuitions esthétiques de l’époque. Durant les années vingt, tout l’effort de Le Corbusier convergera dans la formulation des principes d’une architecture moderne, appelés à se substituer terme à terme à ceux de l’architecture classique frappés de décadence académique. L’enjeu n’est pas mince : rompre définitivement avec la tradition et mettre en accord l’architecture avec "l’âge de la machine". Le Corbusier n’empruntera donc plus ses références à l’architecture mais à la construction industrielle, à l’aviation ou à l’automobile.

L’esthétique sera "puriste", la construction sera standardisée, tandis que l’espace, mis en mouvement, permettra un mode de vie sportif et hygiénique. La notion de promenade architecturale devient centrale, ainsi qu’il le formule peu de temps avant la conception de la Villa Savoye, à propos de la Villa Laroche : "Cette seconde maison sera donc un peu comme une promenade architecturale. On entre : le spectacle architectural s’offre de suite au regard ; on suit un itinéraire et les perspectives se développent avec une grande variété ; on joue avec l’afflux de la lumière éclairant les murs ou créant des pénombres. Les baies ouvrent des perspectives sur l’extérieur où l’on retrouve l’unité architecturale". Cet effort doctrinal se conclura dans la formulation des fameux "cinq points de l’architecture moderne" – les pilotis, le toit jardin, le plan libre, la fenêtre en longueur, la façade libre – dont la Villa Savoye demeure l’application la plus aboutie. La simplicité d’un parallélépipède parfait décollé du sol par une trame de pilotis devient le théâtre d’une promenade architecturale spiralesque qui débute en automobile sous l’édifice, se poursuit par l’ascension à l’étage au moyen d’une rampe inscrite au centre du plan et se conclut par la terrasse-jardin faisant largement pénétrer l’air et la lumière à l’intérieur même de l’enceinte de la maison, sur le modèle de l’architecture arabe. Démultipliant savamment les événements architecturaux, les vues et les lumières, son lyrisme ardent et sensuel semble cependant démentir en permanence la profession de foi "machiniste" de l’architecte. Car derrière l’apparent systématisme de son langage architectural, Le Corbusier a toujours pris garde d’introduire la contradiction comme condition d’une conquête d’un ordre supérieur. Le nouveau rationalisme moderne n’est qu’une étape dans l’affirmation de la liberté de l’homme à travers l’Art : "La machine à habiter est sur le chemin de l’architecture. Elle apporte une solution inévitable au nouvel équilibre d’une société machiniste. Mais un équilibre social n’existe à vrai dire que sur l’instigation d’un credo, que par la manifestation d’un lyrisme. Nier le credo, supprimer le lyrisme, est d’abord humainement impossible et, si cela était, ce serait priver le travail de sa raison même : servir... Où en est l’architecture ? Elle est au-delà de la machine." De fait, malgré la perfection de son vocabulaire, Le Corbusier résistera à la facilité de la répétition, et la Villa Savoye marquera dans son œuvre la fin de la période dite des "villas blanches".

Sans doute Richard Meier était-il loin de ces préoccupations politico-philosophiques quand, dans les années soixante, il entreprit avec le groupe des "Five architects" – constitué avec Peter Eisenmann, Michael Graves, John Heidjuk et Charles Gwathmey – de revisiter le "Corbu" mythique des années vingt pour construire les villas des riches collectionneurs d’art new-yorkais. Mais alors que l’élaboration de ce vocabulaire n’était justifiée chez Le Corbusier que par sa stricte adéquation à l’esprit du temps, Richard Meier ne semblera pas embarrassé d’établir le sien en empruntant à son illustre prédécesseur une esthétique puriste dont la radicalité était suceptible de garantir, aux yeux d’un amateur d’art, une apparente authenticité. C’est ainsi que l’architecte américain débuta sa carrière par une série de villas resplendissantes reprenant, au moins superficiellement, le vocabulaire du maître. Réalisée entre 1967 et 1969 à Long Island, la Saltzman House permet de mesurer l’écart séparant l’original de la copie. Si l’on retrouve bien l’esthétique puriste, avec les pilotis, les volumes double-hauteur, les larges transparences et les parois en "courbe de piano", en revanche l’organisation de l’espace n’est que faussement libre. Elle reprend l’opposition classique entre espace "servant" – chambre, cuisine, salle de bains – et espace "servi" – séjour, distribution – (que faire des domestiques dans un vrai plan libre ?), tandis que la relation intérieur/extérieur est évacuée, la maison étant conçue comme un coffre-fort inviolable. Il n’en demeure pas moins que l’architecture de Meier recèle de grande qualités, de composition et d’échelle en particulier, qui permettront à l’architecte américain de mener une carrière brillante en séduisant de nombreux clients, le plus souvent liés au monde des affaires.

Conçue entre 1985 et 1991 par le Hollandais Rem Koolhass sur la colline de Saint-Cloud pour un important dirigeant d’un groupe de presse, la Villa Dall’Ava contournera habilement le problème de la copie en donnant une interprétation de la Villa Savoye... excessivement fidèle. La déclaration d’amour se teinte, en effet, d’une pointe d’humour distancié, délicieusement parodique. Les "cinq points" y sont ainsi non seulement repris mais comme accentués, laissant du coup percer leur "hérésie" constitutive. Ainsi, par exemple, ce n’est plus un jardin mais carrément une piscine que Koolhass installe sur le toit de la maison, laquelle est néanmoins totalement décollée du sol par de fins pilotis… déhanchés. La position dans la longueur du terrain oblige la maison à de curieuses contorsions pour capter les vues sur Paris, bien loin du carré parfait de la villa de Poissy. La polychromie, qui n’était que secondaire dans la Villa Savoye, devient chez Koolhass dominante : et hop, à l’eau le Purisme ! À l’intérieur, aussi tranchante qu’un coup de canif, une rampe permet d’accéder à l’étage intermédiaire, long et étroit corridor entièrement ouvert sur le jardin par de grandes baies coulissantes, où se distinguent à peine séjour, coin repas et cuisine, tandis que chaque chambre dispose d’un escalier personnalisé, auquel s’ajoute un énigmatique escalier extérieur rétractable. Mais le respect, éventuellement jusqu’à l’absurde, du concept de promenade architecturale demeure la condition sine qua non du spectacle de l’architecture.

Villa Savoye, 82 rue de Villiers, 78300 Poissy, tél. 01 39 65 01 06. Tlj sauf mardi et JF, 1er avril-31 octobre : 9h30-12h30 et 13h30-18h (dernière admission 12h et 17h30) ; 2 novembre-31 mars, 9h30-12h30 et 13h30-16h30 (dernière admission 12h et 16h). Visite libre, réservation obligatoire pour les groupes (20 personnes maximum). Entrée : 25 F, tarif réduit, 15 F. Accès RER gare de Poissy, puis bus ligne 50 direction La Coudray (arrêt Les Œillets ou Lycée Le Corbusier). Les deux autres villas, privées, ne se visitent pas

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Savoye, Saltzman, Dall’Ava

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