Sans fiction ni mystère

La photographie alternative de Hans-Peter Feldmann au CNP

Le Journal des Arts

Le 5 avril 2002 - 767 mots

À un moment de surenchère démonstrative de la photographie ancienne (Mission héliographique, Le Gray, ventes Jammes chez Sotheby’s, lire également p. 19), l’Allemand Hans-Peter Feldmann défie le bon goût du vintage, de l’exposition chic et chère et de l’exemplarité artistique, en envahissant le Centre national de la photographie de photocopies, cartes postales, photos d’amateurs et autres découpages rassemblés dans des albums. Cette intervention d’artiste, volontairement intitulée « une exposition d’art », est plutôt décapante dans ce lieu habitué à des standards artistiques que Feldmann veut contourner et mettre en minorité.

PARIS - Feldmann est un exposant alternatif. Artiste depuis la fin des années 1960, il a opté non pour la démonstration de la valeur artistique que cette époque, du reste, remettait fortement en question, mais pour la valeur d’exposition, sous diverses formes. C’était un temps où l’on interrogeait la vie simple, le quotidien plutôt que la haute culture élitaire, et où les artistes prolongeaient volontiers les extases de l’enfance, à la manière d’un Boltanski recréant ses gestes, ses jeux, ses manies et ses fétiches. Feldmann continuera donc ses collections d’images de magazines et d’objets de toutes sortes, de ces artefacts triomphants de l’après-guerre dont il avait été auparavant privé (il est né en 1941). Le boom de l’économie et du commerce, couplé avec la suprématie de la culture américaine, produit un déferlement d’images et d’objets inédits dont la publicité s’empare. Le problème est de ne pas se borner à entasser, à entériner : il faut classer, opérer des rapprochements, tirer des lignes générales dans cette hétérogénéité pour canaliser la fascination. Attitude conforme à l’esprit d’une époque, baignée dans le Pop’ Art, l’art conceptuel, les livres d’artiste et la photographie comme médium populaire et unificateur. Feldmann commence à fabriquer de petits livres (Bilder) avec quelques photographies par séries thématiques (6 joueurs de football, 12 sommets neigeux...). Mais il ne fait pas de mystère, il ne construit pas de fiction, il se contente de prendre acte d’une culture de l’image, émergeante, non encore digérée, non réflexive : celle du tout-venant, de tout un chacun.

Mais c’est en 1989, après quelques années de silence, qu’il reprend sa quête alternative dans un sens plus critique, ou simplement plus interrogatif, en questionnant le système des expositions et son évolution trop valorisante. Il n’expose bientôt plus que les objets qu’il vend lui-même, par ailleurs, dans sa boutique, et les photographies qu’il prend lui-même en amateur, sans prétention d’artiste : en bon alternatif, il fait avec les moyens du bord, et investit le champ institutionnel en modifiant simplement le regard que chacun va porter sur les images et les objets. Rien n’est valorisé en soi, sinon les rapprochements qu’opèrent les placements dans un espace de lecture, et le regard qui relie, compare, explore, trouve des raisons, des ressemblances et des différences, établit des préférences (entre des dizaines de couchers de soleil en cartes postales par exemple).

Feldmann privilégie alors l’édition de petits livres (pour lesquels il crée une maison d’édition) : Ferien, cent photos de vacances que l’on doit coller soi-même dans l’album ; Africa, images de l’émigration par les émigrés ; Eine Firma, ouvriers et accessoires dans l’entreprise Siemens ; Eine Stadt : Essen, détournement du livre touristique décrivant une ville ; les deux volumes éloquents de Voyeur. Il n’y a pas de choix esthétique, pas d’orientation de lecture imposée, pas de texte : seul le rapprochement des images crée une cohérence qui place le spectateur devant un déplacement de ses habitudes ou l’inanité de la répétition journalière. Ou encore l’efficacité d’un regard totalisateur : Toten 1967-1993 regroupe les photos de presse des victimes du terrorisme en Allemagne. A priori, une telle attitude peut paraître entraîner la monotonie : l’ensemble de l’exposition, par les différentes modalités de présentation des images, dont Feldmann n’est jamais prisonnier, est en fait un cheminement joyeux dans les standards sociaux et culturels, une exploration sans violence, une confrontation avec ce qui n’est jamais interrogé de nos logiques de consommation, de lecture. L’absence de texte et d’explication fait toute la différence. Le catalogue de l’exposition, sobrement intitulé 272 pages, donne quelque idée du rôle de la photographie dans tous nos échanges. On trouve aussi dans les librairies spécialisées les dernières publications de Feldmann (Ce qui se trame, sur la photographie imprimée, 2001). De l’art réellement à la portée de tous, sans en arborer les habituels slogans mensongers.

- HANS-PETER FELDMANN, UNE EXPOSTION D’ART, jusqu’au 13 mai, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris, tél. 01 53 76 12 31, tlj sauf mardi, 12h-19h ; catalogue, 272 pages, Helena Tatay ed., 800 illustrations, ISBN 2-86754-127-1, 50 euros.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°146 du 5 avril 2002, avec le titre suivant : Sans fiction ni mystère

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