Robert Breer - Petit, mais costaud

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 10 décembre 2010 - 1471 mots

Après avoir pratiqué l’abstraction géométrique et réalisé des films d’animation, Breer a inventé, dans les années 1960 des objets en mouvement, dont les Floats, que le CAPC rassemble pour la première fois dans la nef de l’Entrepôt.

Pour ses deux premières expositions en tant que responsable du département des projets du CAPC de Bordeaux (fonction qu’il occupe depuis janvier), le commissaire d’exposition Alexis Vaillant bouscule son petit monde et les priorités. Oui, la taille, c’est important. Non, aucune idée grivoise derrière cette phrase mais plutôt une réflexion sur l’échelle colossale de cet entrepôt Laîné où est installé le musée depuis plusieurs décennies. Que faire avec des surfaces de plusieurs milliers de mètres carrés et une fin d’année budgétaire qui ne permet aucune folie des grandeurs ? 

C’est avec ce cahier des charges que Vaillant s’est mis à gamberger. Il a lancé une première invitation à l’artiste américain octogénaire Robert Breer, digne représentant de ces artistes touche-à-tout, à la fois peintre, sculpteur et réalisateur de films d’animation. Son œuvre avait déjà été rassemblé en 2006 au musée-château d’Annecy puis, en 2007 au musée d’Art Roger-Quillot de Clermont-Ferrand, et fait l’objet d’une monographie essentielle, Films, Floats & Panoramas, Robert Breer.À Bordeaux, la grande nef et ses proportions de cathédrale servent de plateau de jeu aux sculptures autopropulsées de l’Américain, de délicates et élégantes formes minimalistes au déplacement gracile et lent. Car le parti pris par l’institution bordelaise réside dans les antagonismes. Près de 1 000 m2 consacrés à une vingtaine de sculptures en liberté et dans de nouvelles galeries adjacentes récemment rénovées, cent-quatre-vingts œuvres et soixante-douze artistes condensés dans une proposition insolente : « BigMinis ». Le point de vue idéal sur l’exposition de Robert Breer ? Il en existe deux : un au ras du sol pour scruter le mouvement des sculptures, et l’autre depuis la mezzanine qui entoure la nef, offrant un panorama unique sur les œuvres et leur délicate chorégraphie avec le visiteur invité à entrer dans une danse au ralenti.  

Mouvements lents 
Récapitulons pour ceux qui ne connaîtraient pas Breer et auraient échappé au travail de fond que mène depuis dix ans la galerie gb agency à Paris pour sortir de l’oubli historique cet artiste étonnant. Membre de la jeune scène américaine, Breer s’installe à Paris en 1950 où il est exposé à la galerie Denise René jusqu’au moment de l’exposition historique « Le Mouvement » en 1955 [récemment reconstituée au musée Tinguely de Bâle, lire L’œil n° 623]. Ne goûtant pas particulièrement la voie esthétique des cinétiques, Breer rentre ensuite à New York et délaisse la peinture pour s’adonner à la réalisation de courts métrages d’animation abstraits et épileptiques. 

Puis en 1964, avant même que les minimalistes n’éclatent au grand jour, il se pique de fabriquer des sculptures motorisées. Non référentielles, les formes blanches aux contours épurés sont équipées de moteurs à batteries et de petites roues invisibles (et tous les portraits de l’artiste de préciser que son père était ingénieur, concepteur de l’Airflow chez Chrysler). Elles avancent avec lenteur, sans goût pour le spectaculaire ni plaisir futile de la rapidité. 

Le monde de Breer n’est pas celui des excès de vitesse contrairement à son univers filmique, véritable épreuve rétinienne où ses « floats » font quelques apparitions remarquées. Float, en anglais, signifie deux choses : bouchon ou flotteur mais également char de parade. Il y a un peu de tout cela dans ses sculptures, à l’instar de ce segment de polystyrène sur roulettes avançant au rythme d’un gastéropode incongru (Switz, 1965). 

Spontanément, les sculptures de Breer se transforment en choses dès qu’on identifie leur mouvement. Une feuille de plastique noir (Rug, 1965) produit cet effet dès lors qu’on s’aperçoit qu’elle rampe vers nous, mue par un esprit binaire inquiétant. Le mouvement, c’est l’anima, en latin le souffle et en psychologie l’archétype de la vie et moteur de la connaissance comme de l’expérience. En assumant leur autonomie, Float (1972), Loaf (2007), Tank (1966), Sponge (2000) et Porcupine (1967), pour n’en citer que quelques-unes, déconcertent et déstabilisent durablement. Une fois leur lent déplacement remarqué, c’est le sol noir de la nef qui se met à tanguer et ébranle les habitudes de visite. 

Trajectoires aléatoires 
Dans ces années 1960 où Breer se met à produire ses œuvres, l’analyse des artistes contemporains se porte sur le socle après avoir mis une décennie à détruire l’autorité du mur sur les œuvres. Les artistes exploitent alors une autre approche de la sculpture (comme Carl Andre qui pose directement ses travaux à même le sol), mais Breer, lui, va encore plus loin avec son choix de l’ambulatoire, d’une sculpture qui n’accepte pas un positionnement définitif et idéal, celui d’une vision monocentrée. Ce qui l’intéresse n’est pas tant l’empathie qu’on aurait la tentation d’éprouver à l’égard de ces « petites bêtes ». Car l’objet est autonome et le visiteur n’est pas son « ami », bien au contraire, et il peut avoir la sensation de gêner. L’observation peut alors tourner à la menace. Le spectateur se sent cerné. 

Dans cet univers à l’esthétique proche de la science-fiction, la vigilance est de mise et de plus en plus excitante. L’artiste cherche les tiraillements entre la mécanique précise et rationnelle d’un moteur et la trajectoire indéterminée de ses objets. Leurs formes minimums, comme par défaut (parfois un simple carré d’éponge, une couverture de survie, une tranche ou une colonne en aluminium léger), se combinent au déterminisme du mouvement. 

L’exposition rassemble dans un quadrilatère délimité par de longs bardeaux d’acier des œuvres réalisées depuis 1965 et elles n’ont pas pris une ride. On retrouve même un gros « flotteur », dôme blanc et lisse d’1,80 mètre de diamètre pour une hauteur équivalente, réalisé pour l’exposition universelle d’Osaka de 1970 lorsque la firme Pepsi finançait un pavillon prismatique entouré d’une brume et de formes autopropulsées de Breer, vision futuriste à souhait. 

Il reste d’ailleurs encore un rêve à réaliser pour Robert Breer et il remonte à 1969 : il aurait aimé faire flotter et avancer un bâtiment entier dans lequel les visiteurs auraient été transportés. Au CAPC, c’est déjà un angle de mur blanc, d’une bonne taille, qui déambule avec nonchalance mais obstination à la surface d’un tableau gigantesque. Vue d’en haut, la composition en mouvement perpétuel est comme un dessin animé au ralenti, rappelant les grandes heures de l’avant-garde (des films de Richter aux tableaux en relief de Arp). Le moment est alors magique, serein, un répit avant d’attaquer la visite hystérique de « BigMinis ». 

Mini mini mini 
Que fait-on quand on arrive au bout de l’exercice budgétaire d’un musée ? On cherche des œuvres dont le transport sera essentiellement postal. Derrière cette boutade un peu provocatrice, Alexis Vaillant a aussi cherché si avec le mini, il s’agissait d’un signe avant-coureur de la crise, d’un symptôme ou d’une conséquence inéluctable. Tout dépend s’il s’agit de réduction (donc d’économies et de moyens), de miniaturisation (entre prouesse et raffinement), de rapetissement jusqu’à l’épuisement (les idées les meilleures sont parfois les plus courtes). 

C’est pourquoi, avec facétie, le commissaire brouille les pistes en ajoutant à une étonnante galerie de spécimens (dont le plus petit mesure sept millimètres) de « grosses » œuvres au contenu parfois très mini mini. À l’instar d’une ode photographique de Jonathan Horowitz consacrée aux grandes heures d’Arnold Schwarzenegger et sa légendaire « profondeur » d’esprit inversement proportionnelle à la taille de ses pectoraux. 

Le parcours de l’exposition, dense, hirsute, éclectique et parfois elliptique, se déploie en deux parties, les objets et les comportements, eux-mêmes subdivisés. Les objets sont « aliens » et franchement bizarres , « de poche » en hommage aux tableautins de Picabia exposés en zone libre en 1942 et faciles à faire voyager dans une poche de veston. Ce sont « presque » des objets ou des objets « réalistes ». Les comportements sondent les abysses inquiétants des « crypto-fétichistes », le monde ultracodifié des « encodeurs » et enfin le delirium des « nerds », du nom de ces grands dadais passionnés de nouvelles technologies, de collections absurdes et d’un certain goût pour le vernaculaire. Ça décape, déroute, démonte les certitudes. 

Certes le choix d’Alexis Vaillant est subjectif et peut laisser circonspect mais le pari d’emmener le spectateur à part est pleinement réussi. L’adage moderniste « Less is more » est décidément indémodable.

Repères

1926 Naissance à Detroit dans le Michigan.

1949 Proche de l’abstraction géométrique, il intègre la galerie Denise René.

1952 Après des tableaux réalisés sous forme de flip books, il crée son premier film abstrait.

1959 Breer rentre à New York et cesse de peindre.

1965 Invente les Tanks, Rugs, Floats.

1971 Ses films réalisés par succession rapide de dessins, collages et photographies rompent avec l’abstraction.

1980 Rétrospective au Whitney Museum of Art de New York.

2001 Rétrospective de ses films à Beaubourg.

2011 Rétrospective au musée Tinguely de Bâle.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Robert Breer, sculptures flottantes », jusqu’au 27 février 2011. CAPC, Bordeaux. Du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Jusqu’à 20 h le mercredi. Fermé les jours fériés. Tarifs : 2,50 et 5 euros. www.capc-bordeaux.fr

Tomo Savic-Gécan. Comme Breer, Tomo Savic-Gécan s’amuse à perturber les règles de l’exposition. Il a bâti deux salles vides identiques : l’une a intégré le Jeu de Paume, l’autre la Bergen Kunsthall en Norvège. Symboles de l’espace d’exposition neutre, ces white cubes ne sont néanmoins pas si intemporels. Chaque entrée d’un visiteur dans l’un d’eux provoque le rétrécissement imperceptible de l’autre. Pouvoir du visiteur, échange des publics des deux institutions et menace de disparition du white cube domine cette œuvre située entre Paris et Bergen. www.jeudepaume.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°631 du 1 janvier 2011, avec le titre suivant : Robert Breer - Petit, mais costaud

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque