Raphael Rosenberg : « L’homme est fasciné par les images dues au hasard »

Par Anouchka Roggeman · L'ŒIL

Le 2 novembre 2007 - 945 mots

Pour Raphael Rosenberg, commissaire de l’exposition, il ne s’agit pas de dater la naissance de l’abstraction au XIXe siècle, mais de comprendre le sens de ces œuvres non figuratives.

Quel est le point commun entre Turner, Hugo et Moreau ?
Raphael Rosenberg : Il y a une dizaine d’années, mes recherches m’ont amené à étudier l’œuvre de Gustave Moreau. J’ai découvert qu’il avait réalisé, entre 1870 et 1890, des œuvres non figuratives. En cherchant davantage, je me suis rendu compte que son cas n’était pas isolé et que de nombreux artistes, y compris William Turner et Victor Hugo, avaient réalisé des œuvres abstraites bien avant que le mouvement abstrait n’existe officiellement.

De quand date le mouvement abstrait tel qu’on le connaît ?
La pratique de l’art abstrait, une forme d’art qui se passe de modèle et s’affranchit de la représentation de la réalité visuelle, commence officiellement vers 1911-1912. C’est la date de la parution du livre Du spirituel dans l’art, de Wassily Kandinsky, et le moment où des peintres comme Kupka, Delaunay, Malévitch commencent à exposer des tableaux non figuratifs.

Ces œuvres abstraites avant l’heure n’étaient-elles pas déjà connues ?
Si, mais c’est la première fois que l’on expose les œuvres de ces trois artistes ensemble, et notre démarche est bien différente de celle de l’exposition organisée en 2004 par le musée d’Orsay, intitulée « Aux origines de l’abstraction ».
La plupart des œuvres datées du XIXe siècle qui y étaient présentées n’étaient pas abstraites, elles avaient pour fonction d’expliquer l’abstraction du XXe siècle. Au contraire, nous exposons des œuvres abstraites du xixe. Nous n’avons pas cherché à écrire la préhistoire de l’abstraction. Nous nous sommes demandé dans quelle tradition ces œuvres abstraites du xixe siècle se situaient. Nous avons aussi essayé de comprendre pourquoi elles n’avaient pas été prises en considération par les historiens de l’art.

Comment expliquez-vous que des œuvres abstraites aient existé avant 1910 ?
Contrairement à l’exposition du musée d’Orsay, qui expliquait le phénomène de l’abstraction par des raisons scientifiques et optiques, nous rattachons l’abstraction à deux traditions : celle de la fascination pour les taches et les images nées du hasard, et celle de l’esthétique de l’effet, la réflexion théorique sur l’effet que produisent sur l’observateur les lignes, les couleurs ou la composition des tableaux.

De quand datent ces traditions ?
L’homme est fasciné par les images dues au hasard depuis la préhistoire. Nous exposons, par exemple, un vase égyptien de 3 000 ans avant J.‑C., qui est fait de pierres particulièrement bariolées, posées par le hasard naturel, et que les artistes égyptiens ont choisi à cause de ses ornements multicolores et irréguliers. Dans de nombreux objets antiques, les créateurs ont imité la beauté qui vient de l’aléatoire.

Ces théories s’appliquent-elles aux trois artistes exposés à Francfort ?
Oui. Gustave Moreau, par exemple, a produit énormément de peintures et de dessins abstraits. Il étudie au crayon et à l’huile la distribution des « valeurs » et de la « coloration » des grands tableaux, ainsi que le rapport entre la toile et son cadre. Il va jusqu’à dessiner les principes abstraits de composition d’artistes célèbres de façon schématique. Dans plusieurs œuvres majeures de ses dernières années, il disloque systématiquement les arabesques et la coloration.

Vous exposez aussi ses palettes...
Moreau a gardé quatre cents palettes d’aquarelles sur lesquelles il mélangeait ses couleurs. Pour lui, ces combinaisons de couleurs dues au hasard étaient des œuvres de grande valeur esthétique, il avait prévu d’en exposer quelques-unes dans son musée posthume.
Nous montrons des palettes qu’il a recoupées pour centrer les taches qui lui plaisaient, ainsi que celles qu’il a retouchées et signées. Il a aussi réalisé une cinquantaine d’huiles abstraites qu’il n’a jamais présentées, mais qu’il a fait encadrer de son vivant pour son musée.

Comment Victor Hugo travaillait-il ?
Lorsque Hugo dessine, il se sert souvent de l’encre avec laquelle il écrit et aime expérimenter les possibilités du hasard. Il étale la couleur liquide sans plume ni pinceau. Le papier devient un lieu d’exercice où l’encre coule et gicle. D’autres artistes ont expérimenté le hasard de la même façon : nous exposons ainsi des « dendrites » de George Sand, des monotypes de Degas et Moreau ou encore les « Klecksographies » de ­Justinus Kerner et des « blots » d’Alexander Cozens.

Et Turner ?
Nous exposons une série d’aquarelles, des feuilles sur lesquelles il faisait tomber des gouttes de peinture, en éclaboussant de son pinceau le papier mouillé et en y appliquant la couleur fluide pour qu’elle s’étale irrégulièrement. Turner a aussi beaucoup réfléchi à l’esthétique de l’effet, très populaire en Angleterre depuis le XVIIIe siècle. Jusqu’au XVIIe siècle, la théorie de l’art était basée sur la mimêsis.
À partir du XVIIIe siècle, on ne s’est plus tant intéressé à la relation entre l’art et la nature, qu’à la relation entre l’art et le spectateur. À ce moment-là, les artistes ont étudié l’effet de la couleur et de la ligne sur le spectateur. Les images abstraites servent alors de modèles dans les manuels pour expliquer ce genre d’effets. Turner et Moreau, tous deux professeurs dans des écoles des beaux-arts, se sont servis de tels schémas abstraits dans leurs cours.

Pourquoi n’a-t-on pas prêté plus d’intérêt à ces œuvres avant ?
Les dessins et tableaux abstraits que nous exposons n’étaient en général pas conçus pour être des œuvres d’art. Ils avaient plutôt le statut d’esquisses, d’études, de divertissements et n’étaient pas prévus pour une exposition publique. Au xxe siècle, on les a souvent ignorés parce qu’ils compromettent l’idée de l’invention de l’abstraction au XXe siècle.

Repères

1775 Naissance de William M. Turner. 1802 Naissance de Victor-Marie Hugo. 1826 Naissance de Gustave Moreau. 1851 Décès de Turner. 1885 Decès de Victor Hugo. 1898 Mort de Gustave Moreau. 1910 Aquarelle abstraite de Kandinsky est considérée comme la première œuvre abstraite de l’histoire de la peinture. 1911-1912 Kupka réalise ses premières toiles non figuratives.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Turner Hugo Moreau, la découverte de l’abstraction », jusqu’au 6 janvier 2008. Schirn Kunsthalle Frankfurt, Römerberg, D-60311, Francfort (Allemagne). Ouvert le mardi, vendredi et samedi de 10 h à 19 h, le mercredi et jeudi de 10 h à 22 h. Fermé le lundi. Tarifs”‰: 8 € et 6 €. Tél. ( 0049) 69 29 98 82-0, www.schirn.de

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°596 du 1 novembre 2007, avec le titre suivant : Raphael Rosenberg : « L’homme est fasciné par les images dues au hasard »

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