Pour la création d’une langue du signe

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 23 avril 2008 - 921 mots

En quête d’universalité, puisant dans la calligraphie, l’art gestuel et l’automatisme, Keith Haring a mis au point un vocabulaire plastique qui s’apparente à une langue comme l’esperanto.

Parmi les choses qui m’intéressent le plus figure le rôle du hasard dans les situations – le fait de laisser les choses se passer d’elles-mêmes. Mes dessins ne sont jamais prévus d’avance. Je n’effectue jamais d’esquisses préparatoires même lorsqu’il s’agit d’une grande œuvre murale. »
Riche d’enseignements sur sa pratique picturale, cette déclaration de Keith Haring – extraite de propos tenus par l’artiste en 1984 dans la revue Flash Art – éclaire d’un jour précis la nature de sa démarche. Qu’il insiste sur le caractère empirique de son travail et le fait qu’aucun préalable ne gouverne l’exécution de ses peintures, hormis le déroulement même de celles-ci, souligne la liberté qu’il s’accorde par rapport au sujet.
Eu égard à ses premiers dessins, Haring tient à préciser qu’ils « étaient toujours abstraits », « remplis de références à des images, mais jamais des images spécifiques ». C’est dire si d’emblée, il est en quête d’un vocabulaire universel, d’autant qu’il ne cache pas l’influence qu’ont exercée sur lui tant l’écriture automatique et l’abstraction gestuelle que la calligraphie orientale et le mouvement Cobra. « Contrôle absolu, sans contrôle du tout », dit-il encore comme pour enfoncer le clou de cette liberté revendiquée. Force est en effet de constater qu’il met au point très tôt les éléments figurés de son langage en recourant à des idéogrammes immédiatement intelligibles par chacun. De plus, que la plupart de ses œuvres ne portent pas de titre corrobore le souci de l’artiste d’une perception pleine et directe de son travail.

Libéré des contraintes de la toile
Comme le note justement Demetrio Paparoni dans le catalogue de l’exposition lyonnaise, « Haring parvient ainsi à un langage propre, fait de signes synthétiques renvoyant à des archétypes, donc commun à toutes les époques, lieux et cultures ». Si son art est irrésistiblement lié à la culture pop, il doit aussi beaucoup aux travaux d’écrivains comme William Burroughs et Brion Gysin. Figures de proue d’une littérature à la langue drue, argotique et puissante, ils élaborèrent pour leurs manuscrits une méthode de découpage et de pliage relativement aléatoire dont Keith Haring s’est nourri. Le rapport de son art à l’écriture en est un autre témoignage.
À la façon du Dubuffet de L’Hourloupe, Haring use d’un graphisme qui ne cesse de se développer selon un processus proliférant, dont la seule finalité est l’occupation tous azimuts de la surface. De cette écriture qui lui est si personnelle, faite d’un trait large, continu ou syncopé, il a donné forme à tout un peuple de figures humaines, d’animaux et d’objets aux formes résumées. Sa façon de leur insuffler quelque chose d’un mouvement leur confère une dynamique visuelle qui n’est autre que le corollaire de l’énergie avec laquelle Haring est au travail.
« L’artiste, dit-il encore, devient un récipient dans lequel coule tout
ce qui se déroule dans le monde. » De fait ses œuvres sont l’expression à l’excès de l’idée d’un flux, d’une sorte de coulée ininterrompue, dans une manière all over digne de Pollock. Mais un Pollock qui ne se cantonnerait pas au format quadrangulaire de sa toile. Un mur, la façade d’un immeuble, une voiture, un tee-shirt, un vase, une sculpture en plâtre, voire un retable : tous les supports se valent pour Keith Haring. S’il y a des différences quant au contexte et aux matériaux employés, l’intention est toujours la même et, comme il le dit, « la performance de l’artiste prime ».

Faire de l’art pour communiquer
Le choix de cette écriture envahissante est à mettre au compte d’une réaction aux avancées technologiques d’un monde qui lui apparaissait « régi inéluctablement par une pensée purement rationnelle ». Aurait-il voulu en sauver une forme incarnée, il ne s’y serait pas pris autrement pour ce que toute écriture est la marque d’un individu. « Les ordinateurs et les word processeurs fonctionnent uniquement dans un univers de chiffres et de données rationnelles, dit-il encore par ailleurs. Or, l’expérience humaine est avant tout irrationnelle. »
Peintre, dessinateur et sculpteur, Keith Haring a pris le parti de faire de l’art dans le but de communiquer. Populaire au sens le plus large et le plus généreux du terme, son œuvre compte une foule de travaux – dont une cinquantaine d’œuvres publiques pour hôpitaux, orphelinats et autres institutions idoines – qui en appellent à une langue universelle. Un peu à la façon de l’esperanto ou du volapük. Leur force de signe égale celle de la parole simple et directe, aussi les messages qu’ils colportent sur la grandeur et la misère du monde n’ont rien perdu de leur impact.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Keith Haring » jusqu’au 29 juin 2008. Commissariat : Gianni Mercurio, Thierry Raspail, Isabelle Bertolotti. Musée d’Art contemporain de Lyon, 81, quai Charles-de-Gaulle, Lyon VIe. Ouvert du mercredi au vendredi de 12 h à 19 h et le samedi et dimanche de 10 h à 19 h. Tarifs : 8 d et 5 euros. Catalogue d’exposition aux éditions Skira, 404 p., 49 €. www.moca-lyon.org

Saint-Eustache au musée de Fourvière. L’exposition se prolonge à Lyon dans la salle des trésors du musée de Fourvière, avec la présentation d’un grand triptyque de Keith Haring. Prêté pour l’occasion par l’église Saint-Eustache à Paris, le retable en bronze recouvert à la feuille d’or blanc est illustré de scènes de la vie du Christ. Conçue quelques semaines avant la mort de l’artiste, l’œuvre témoigne d’une ultime quête mystique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°602 du 1 mai 2008, avec le titre suivant : Pour la création d’une langue du signe

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