La critique - Entre-nerfs

Picasso Sculptures

L'ŒIL

Le 30 mai 2016 - 821 mots

Pour son exposition consacrée aux sculptures du maître, le Musée Picasso offre avec les éditions Somogy un catalogue splendide, quoique peuplé de lacunes que ne parviennent pas à combler une conception et une fabrication irréprochables.

L'ogre est ainsi fait. Il dévore tout, assimile tout, ne laisse rien sur son passage, sauf de rares miettes pour celles et ceux, et ils sont nombreux, qui passeront après lui. Picasso écrase et, sans même jouer des coudes, prend (de) la place – celle qui lui revient de droit et celle des autres. Omnivore, il goûte à tout et digère tout, engendre des formes nouvelles et des progénitures infinies, recrache des merveilles par centaines. Part du lion, festin du roi.
Que la sculpture fut pour l’Espagnol un plat de choix, cela ne fait plus de doute : en 1971, l’historien de l’art allemand Werner Spies publiait un catalogue raisonné des œuvres en trois dimensions, riche de 664 numéros, quatre ans après une exposition pionnière sur la question, tenue au MoMA en 1967 ; en 2000, le Centre Pompidou célébrait le génie d’un « Picasso sculpteur », trois ans avant la Gagosian Gallery, à New York, et seize ans avant la présente exposition. La sculpture de Picasso est donc un continent déjà foulé, et bien foulé. Partant, cette publication devait moins être la simple cartographie d’un terrain depuis longtemps conquis que le bréviaire nécessaire aux amateurs et aux arpenteurs, loin des sentiers souvent battus.

Élégance

Coédité par les éditions Somogy, le Musée national Picasso-Paris et le Palais des beaux-arts de Bruxelles, où s’exportera l’exposition à l’automne, l’ouvrage est délicatement proportionné (22 x 28 cm) et dispose d’une belle reliure cartonnée, dont les plats épousent parfaitement l’épaisseur des 356 pages. Tandis que la première de couverture héberge le détail d’une épreuve en ciment du Buste de femme (1931), la quatrième accueille sa traduction en bronze. Ce choix graphique ne saurait être une afféterie. Il crée un jeu spéculaire qui plonge le lecteur in medias res en rendant immédiatement sensible la subtilité de la sculpture, capable d’enfanter des épreuves dans différents matériaux.
Le déploiement du texte est limpide : au texte historique d’introduction, signé Cécile Godefroy et Virginie Perdrisot, les directrices de l’ouvrage, succèdent un entretien avec Werner Spies, huit séquences chronologiques, peuplées d’informations et de documents, sept textes transversaux, confiés à des auteurs autorisés, un glossaire, supervisé par Élisabeth Lebon, grande spécialiste des techniques de la sculpture, une bibliographie sélective et, enfin, la liste des œuvres exposées. Des passages obligés, diront les uns. Des éléments précieux, diront les autres. Les deux, assurément.

Soin
Un soin tout particulier a été apporté à la notice technique de chaque sculpture puisqu’y figurent la mention du lieu de création, le relevé des inscriptions et, s’il y a lieu, l’identité du fondeur et la date de réalisation de l’épreuve. Or la sculpture, possiblement multiple et posthume, mérite de tels éléments, puisqu’ils renseignent significativement sur sa nature physique et sur ses modalités de réalisation. De la même manière, les quelque deux cent vingt œuvres exposées jouissent de reproductions d’une qualité remarquable. C’est le cas des peintures, mais aussi des cent soixante sculptures qui, à l’exception de quelques pièces fâcheusement détourées, sont animées par des ombres et des lumières, sont dotées d’une épaisseur et d’un poids. Bronzes, plâtres et bois ont enfin un corps. Ce n’est pas rien, tant les clichés d’œuvres en trois dimensions peuvent être irrespectueux à l’endroit des modèles, et ce malgré les réflexions que l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin mena il y a un siècle sous la forme de trois articles au titre éloquent : « Comment photographier les sculptures ? » (1896, 1897 et 1915).

Éviction
Graphiquement élégant, le catalogue n’abrite pas d’analyse, stricto sensu, de la sculpture de Picasso. Le texte liminaire est un panorama diachronique, inapte à perforer la puissance des œuvres de l’Espagnol, à mesurer les enjeux et les ambiguïtés qui la distinguent. Sans Rodin, sans Bourdelle, sans Lehmbruck, sans Brancusi, sans Giacometti, sans Laurens, sans Lipchitz, sans tous ces pistons et ces hérauts de la chose sculptée, comment accoster de manière renouvelée, et un peu profonde, le continent picassien ? Comment explorer décemment ce territoire sans aucune œuvre de comparaison, sans aucun recours à l’exogène, à l’avant et à l’ailleurs ?
Cette pratique endogamique le trahit : Picasso est un monde en soi. Peut-être même un Nouveau Monde, mais un monde qui a tôt fait d’étouffer les autres, de les anéantir, ce que paraît entériner cette publication. Et si le texte de Laurence Bertrand Dorléac sur le Verre d’absinthe (1914) constitue enfin une fenêtre ouverte sur l’ailleurs, plein d’intuitions et de poésie, il est malheureusement purgé d’images, lesquelles sont reléguées plus avant dans le catalogue, ou simplement absentes. Mais les aveugles le savent : la sculpture s’approche parfois les yeux fermés…

Picasso. Sculptures

Dir. Cécile Godefroy et Virginie Perdrisot, Somogy éditions d’art

Musée national Picasso-Paris et Palais des beaux-arts de Bruxelles, 356 p., 300 ill., 45 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°691 du 1 juin 2016, avec le titre suivant : Picasso Sculptures

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