Philippe Büttner : « Munch est bien loin de l’artiste maudit ou incompris »

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 26 juillet 2007 - 961 mots

L’ascendance de Munch sur le XXe siècle artistique ne se limite pas à l’introduction du psychisme en peinture. Inventaire des jeux d’influence avec l’un des commissaires de l’exposition.

Bien que de génération différente, les expressionnistes et Munch étaient contemporains. Comment expliquez-vous qu’ils aient surtout subi l’influence du Munch des années 1890 ?
Philippe Büttner : On l’avait beaucoup vu ! En fait, Munch était très présent à Berlin dans ces années-là avec ses grandes toiles issues de la Frise de la vie. Les expressionnistes ont trouvé chez lui cette présence ténébreuse et obsédée de l’âme projetée sur le paysage, cette exagération de l’état psychique très marquée chez Munch dans les années 1890. Kirchner a évoqué son intérêt pour lui, Nolde a même voulu le rencontrer tant il l’admirait.
Mais je crois que c’est surtout l’œuvre gravée qui a été décisive. C’est aussi par elle que les expressionnistes ont eu accès à son travail. On collectionnait beaucoup les gravures de Munch à Berlin dans les années 1910 et on sait à quel point ce médium a été décisif pour ces artistes.

Comment son œuvre a-t-elle été diffusée de son vivant ?
Entre 1895 et 1910, Munch a fait deux cents expositions ! C’est alors l’artiste le plus exposé dans le monde. On l’imagine en artiste nordique mélancolique, retranché dans son atelier. En fait de solitaire, il est partout avec des méthodes de promotion presque agressives.
Munch est le premier ambassadeur de son œuvre, à la fois artiste et commis-saire, bien loin de l’artiste maudit ou incompris tel que sa peinture pourrait le laisser supposer.
Le succès est d’ailleurs venu avec ses toutes premières expositions berlinoises en raison du scandale qu’elles avaient provoqué. Bien sûr les toiles n’étaient pas peintes dans cette optique, mais Munch n’avait pas peur de provoquer le scandale et de faire parler de lui. Même son œuvre gravée peut aussi se comprendre comme une possibilité de diffusion plus large de son travail.

Les expressionnistes ont surtout retenu l’introduction inédite du psychisme dans la peinture, mais Munch n’innove-t-il pas par le traitement de la matière ?
En 1886 déjà, Munch montre sa première version de L’Enfant malade. Un sujet très courant à l’époque en littérature et en art, mais c’est effectivement son traitement qui va faire scandale. Pour le public, ça n’était qu’une ébauche.
Ce qui frappait, c’était le rejet de toute élégance, de toute harmonie. Rendez-vous compte, c’était en 1886 et Munch attaque littéralement la peinture. Il en met, en enlève, la gratte, en remet encore. Jusqu’ici personne n’avait introduit une telle dimension physique dans la peinture !

Jusqu’à détruire ses toiles…
C’est vrai que Munch a eu cette idée magnifique de soumettre ses toiles aux caprices du ciel. Il va par exemple peindre, essayer une forme, puis se fâcher avec une toile. Comme pour l’assagir ou la punir, la toile est alors remisée dehors. Il le fait dès la fin des années 1890 puis, de façon plus systématique, dans son atelier en Norvège, où il va carrément abandonner des toiles dans la neige. Elles vont se dégrader, perdre une partie de leur luminosité mais gagner en puissance, touchées par la nature.
Hélas, on a pensé dans les années 1960 et 1970 qu’il fallait en cacher les traces : on a restauré, verni et redonné un aspect convenable aux toiles, détruisant évidemment une partie de ce que voulait exprimer l’artiste.
Il reste très peu de toiles qui témoignent de ces traitements. Le catalogue et l’exposition s’arrêtent beaucoup sur ces aspects fondamentalement modernes, qui intègrent une forme de destruction au processus créatif.

Il y a d’autres manières de prendre en compte la temporalité dans le travail de Munch, notamment dans la notion de série. C’est là sans doute que se loge sa profonde modernité ?
Et à plus d’un titre ! La sérialité chez Munch est très différente de chez Monet par exemple. C’est comme s’il matérialisait sans cesse un souvenir qui s’échappait, donnant lieu au voyage incessant de mêmes motifs dans l’œuvre, jusqu’à devenir brumeux, jusqu’à se dissoudre dans les œuvres plus tardives. Avant Munch, l’œuvre et l’image étaient identiques. Après Munch, il y a l’image et l’œuvre, prises de façon distincte.
Pour lui, l’image est psychique, mentale, elle bouge, elle est comme un nomade qui entrerait dans l’œuvre l’espace d’un instant seulement. L’Enfant malade a été peint en 1886, en 1896, en 1907. Autrement dit, le processus de création devient une partie intégrante de l’œuvre elle-même. On n’a jamais connu ça avant Munch et c’est quelque chose que l’on va retrouver des décennies plus tard chez Warhol.

À ce propos, d’autres générations se sont-elles référées à Munch ?
Il y a eu une deuxième vague dans la seconde moitié du xxe siècle. Notamment Jasper Johns et Baselitz. Tous les deux ont été très marqués par le dernier grand autoportrait à l’horloge de Munch qui n’est malheureusement pas dans l’exposition. Il a été le point de départ d’une série pour l’un comme pour l’autre.
Johns, par exemple, sera fasciné par les aspects graphiques de la peinture de Munch, ces structures, ces lignes répétées en groupes rythmiques, cette qualité presque abstraite du trait. Mais ce que Munch a préparé de manière admirable et que Johns reprendra, c’est évidemment cette manière inédite d’inclure la temporalité dans l’œuvre.

Biographie

1863 Naissance d’Edvard Munch à Löten en Norvège. 1867-1868 La tuberculose emporte l’une de ses sœurs et sa mère. 1881 Après des études d’ingénieur, il intègre l’École royale de dessin d’Oslo. 1889 Obtient une bourse pour Paris où il fréquente l’atelier de Bonnat. 1892 Son exposition à Berlin, censurée par les autorités, le fait connaître en Allemagne. 1894 Premières gravures et lithographies. Son style évolue vers l’expressionnisme. 1908-1909 Forte dépression. Quitte Berlin pour la Norvège. 1937 Qualifiées de «dégénérées », 82 de ses œuvres sont saisies par Hitler. 1944 Mort d’Edvard Munch à Oslo.

Informations pratiques « Edvard Munch. Signes de l’art moderne », jusqu’au 15 juillet 2007. Commissariat”‰: Dieter Buchart et Philippe Büttner. Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, CH-4125 Riehen/Bâle. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h, mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs”‰: 14”‰€, 11”‰€ et 8”‰€, tél. 00 41 (0) 61 645 97 00, www.beyeler.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°591 du 1 mai 2007, avec le titre suivant : Philippe Büttner”‰ : « Munch est bien loin de l’artiste maudit ou incompris »

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