École d'art

ENTRETIEN

Philippe Artières : « De 1968 à 1974, les beaux-arts sont un centre névralgique de l’agitation »

Historien, directeur d’études au CNRS

Par Mathieu Oui · Le Journal des Arts

Le 14 mars 2018 - 975 mots

PARIS

Commissaire avec Éric de Chassey de l’exposition « Images en lutte » aux Beaux-Arts, l’historien revient sur le rôle de l’École et l’engagement des artistes dans les événements qui ont secoué la France à cette époque.

Philippe Artières
Philippe Artières
Photo Stéphane Remael
Né en 1968, Philippe Artières est historien, directeur de recherche au CNRS au sein de l’institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain à l’EHESS. Spécialiste des écrits personnels de déviants et de malades, aux XIXe et XXe siècles, il est président du centre Michel-Foucault depuis 1995.
Pouvez-vous revenir sur le propos de l’exposition dont le sous-titre est « La culture visuelle de l’extrême gauche en France » ?

Avec [l’historien de l’art ]Éric de Chassey, nous voulions reproblématiser des images qui sont souvent vues par leur seul côté esthétique. Nous souhaitions une exposition très pédagogique qui s’adresse à des jeunes gens qui n’ont pas vécu cette période, en remontrant des séries et en accrochant des tableaux aux cimaises, dans ce haut lieu de l’académisme. Notre propos n’est ni nostalgique ni esthétique, mais historique. Il s’agit de remettre les images dans l’ordre, d’être le plus précis possible, sans occulter l’aveuglement des artistes. Si la toile de Bernard Rancillac Les dirigeants chinois saluent le défilé du 20e anniversaire de la Révolution a des qualités esthétiques, elle n’en pose pas moins question sur les millions de victimes du régime maoïste. La fascination pour la violence ou la lutte armée est aussi manifeste dans la partie de l’exposition intitulée « L’ailleurs fantasmé », autour de la Chine, du Vietnam, de Cuba ou de la Palestine.
 

Quel est le rôle de l’École des beaux-arts en mai 1968 ?

L’école est occupée dès le 14 mai, ensuite elle ne cessera d’être régulièrement investie par des groupes politiques. C’est un lieu névralgique de l’agitation jusqu’en 1974. En 1970, lors de la visite [du président américain Richard] Nixon, des étudiants montent sur le toit. L’école accueille les premières assemblées générales du Mouvement de libération des femmes (MLF), puis celles du Front homosexuel d’action révolutionnaire, le FHAR. Act’up se réunit encore là aujourd’hui. C’est à la fois un espace ouvert mais aussi une École nationale supérieure, avec tout le prestige qui va avec. C’est un lieu qui, à ce moment-là, ne se pense pas comme au-dessus des autres, ce que peut-être, et d’un point de vue extérieur, des établissements comme les Beaux-Arts de Paris ou les Écoles normales supérieures se pensent aujourd’hui. Il est un peu étrange de voir, combien cinquante ans après Mai 68, ces établissements ont été réifiés et ne sont plus des lieux de contestation.
 

Qu’est-ce que l’« Atelier populaire » ?

C’est un atelier créé par un collectif d’étudiants de l’école, mais aussi d’anciens étudiants et de jeunes artistes qui gravitent autour, dont plusieurs étrangers. Parmi les étudiants, beaucoup sont inscrits dans la section architecture des beaux-arts. Cette discipline est alors beaucoup plus connectée sur les luttes sociales et la vie dans la cité que les disciplines strictement artistiques. Après 68, les architectes vont d’ailleurs quitter l’enseignement des Beaux-Arts pour créer une filière spécifique. L’Atelier réalise sa première affiche le 17 mai ; elle est largement diffusée en région parisienne. L’Atelier est au service des demandes de l’extérieur. Il réalise des affiches pour les grévistes de Flins, Lip, les PTT… de façon collective et anonyme.
 

Quel est son fonctionnement ?

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’Atelier ne fonctionne pas du tout de manière foutraque. Les membres sont très organisés : ils tiennent un cahier d’intendance, surveillent les dépenses et planifient les besoins en papier… Chaque projet d’affiche et chaque slogan sont discutés. Beaucoup de projets sont montrés et la plupart sont refusés. Même si certaines figures comme Gérard Fromanger, Rancillac, Eduardo Arroyo ou Pierre Buraglio sortent du lot, il n’y a pas vraiment de leader. Il y a quelques dissensions qui portent essentiellement sur la commercialisation des affiches. Un premier éditeur commence à les vendre sous la forme de recueil. Et l’Atelier demande d’arrêter cette commercialisation.
 

Que deviennent les artistes après les événements ?

L’exposition montre comment chacun a ensuite cheminé, en fonction des différents courants politiques et des orientations idéologiques. On observe par exemple le passage de luttes collectives vers des combats plus spécifiques, autour des paysans, des prisonniers, des immigrés, des femmes… Certains choisissent même d’arrêter la peinture pour travailler en usine. C’est une période de très fortes luttes, avec des manifestations quasi quotidiennes : dans ces années-là, c’est un peu compliqué de faire de l’art.
 

Images et mots en lutte

Exposition. C’est un foisonnement, qui donne bien la mesure de l’énergie et des excès d’une époque révolue, celle de l’art au service de l’engagement politique. Dès le hall d’accueil du Palais des beaux-arts, trois grands murs recouverts d’affiches du sol au plafond donnent le ton. De Gaulle caricaturé en CRS et en Führer ou une succession de poings levés et d’usines en grève rappellent, en quelques coups de crayon, l’ébullition qui saisit l’Hexagone il y a cinquante ans. Dans une École des beaux-arts occupée et aux premières loges, l’Atelier populaire tourne à plein pour fournir du matériel visuel aux manifestants. « Images en lutte » dépasse vite les seuls événements de Mai. Le rez-de-chaussée aborde la fascination pour les régimes étrangers, Chine et Cuba en tête, assimilés, malgré leurs dérives, au renversement des vieilles valeurs. L’exubérante charge du collectif des Malassis relate sur huit toiles l’histoire des deux fils du paysan pauvre, pris en tenaille entre conscription ou cadences infernales à la ferme. C’est bien l’ampleur et la transversalité des luttes (mineurs, mal-logés, immigrés, etc) qui se déploient sur deux niveaux dans une profusion d’œuvres. L’écrit et la rhétorique ne sont pas en reste, comme en témoignent les nombreux tracts, livres, journaux et une bibliothèque reconstituée. Les esthètes apprécieront quelques pépites : Serpent, porte et mosaïque par Gilles Aillaud, belle métaphore de l’enfermement domestique, ou Les Tortures volontaires, compilation d’images de soins esthétiques par Annette Messager.

Images en lutte

Jusqu’au 20 mai, palais des Beaux-Arts, 13, quai Malaquais, 75006 Paris, www.beauxartsparis.fr

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : Philippe Artières, historien, directeur d’études au CNRS : « De 1968 à 1974, les beaux-arts sont un centre névralgique de l’agitation »

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