Livre - Galerie

Nature morte aux livres et cartons de Roger de La Fresnaye

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 novembre 2018 - 1006 mots

PARIS

Conjuguant un héritage classique et une aspiration cubiste, cette nature morte résume à elle seule la création de Roger de La Fresnaye, artiste au visage de Janus, regardant derrière et devant, songeant inlassablement à hier et à demain.

Avec André Lhote, Jean Hélion ou Léopold Survage, Roger de La Fresnaye (1885-1925) fait partie de ces artistes qui, pour avoir goûté différents styles et refusé le vacarme de la table rase, demeurent méjugés et inclassables. En effet, pour avoir épousé les tendances et les « ismes » avec une grisante facilité, l’artiste semble n’avoir connu que des amours passagères, indifférentes aux folles passions du siècle. Ce libertinage esthétique et cette répudiation des scandales firent de La Fresnaye un artiste discret que la subtile exposition du Musée Paul-Dini de Villefranche-sur-Saône réhabilite en l’intégrant dans un vaste kaléidoscope artistique.

Infaillible rigueur

Né au Mans en 1885, Roger de La Fresnaye répond tôt à l’appel de la peinture. À l’Académie Jullian, à l’École des beaux-arts de Paris, puis à l’Académie Ranson, le jeune artiste digère les leçons contemporaines – impressionniste, cézanienne ou nabie. Au début des années 1910, le cubisme, dont il fréquente certains acteurs majeurs au sein du Groupe de Puteaux, animé par les frères Duchamp, lui souffle des déploiements géométriques que distingue une infaillible rigueur, ainsi que l’atteste sa Nature morte aux livres et cartons. Présentée en 1914 à Paris, lors d’une exposition décisive à la Galerie Levesque, cette huile sur toile, aujourd’hui conservée au Centre Pompidou, trahit un sens inné de la volumétrie et, plus encore, de la couleur, dont le peintre n’oublie pas le pouvoir électrique et sensuel, comme insensible aux camaïeux ocre d’un Georges Braque ou d’un Pablo Picasso. Quelques semaines après cette œuvre pleine de promesses, La Fresnaye s’engagea sur le front d’une guerre qui lui valut d’irrémédiables hémorragies pulmonaires et, en 1925, un dernier soupir, après que sa peinture eut signé un retour vers un « ordre » qu’il n’avait pourtant jamais quitté…

Règne obscur

Toute nature morte implique la délimitation d’un espace. Un espace qui, sans être trop confiné, permet d’encadrer le déploiement de ces menues choses de la vie. Un espace qui, sans être trop aéré, permet d’éviter la claustration ou la suffocation. Il faut que ne soient pas étouffés les formes ni le regard, que passent l’air et le silence. Roger de La Fresnaye retient un fond sombre, mais pas noir. L’accord ligneux des bruns et des beiges autorise à imaginer une scène d’intérieur et à articuler des ombres savantes, ainsi celle, diagonale, qui part de loin pour percuter le livre bleu. D’une surnature magnétique, d’une irréalité dramatique, cette ombre est à elle seule un tribut à la peinture ancienne : véritable deus ex machina narratif, elle semble se souvenir de Caravage et confère à cette toile de format orthodoxe (60 x 73,5 cm) une monumentalité souveraine, respectueuse des chefs-d’œuvre en clair-obscur que réalisa un prestigieux aîné à l’église Saint-Louis-des-Français, à Rome.

Réfléchissante peinture

La nature morte est un genre à part entière, prisé par les plus grands collectionneurs et les plus grands artistes. Virtuose, cet exercice joue avec le microscopique, le ténu, et regarde vers l’universel, la métaphysique. L’aristocrate Roger de La Fresnaye, scrutateur obsédé par les anciens, le sait. Il n’est qu’à regarder ce petit récipient – peut-être un encrier si l’on s’en fie à une étude préalable, pleine de fièvre –, dont les reflets animant la surface laitonnée renvoient aux chefs-d’œuvre du passé, notamment à la peinture hollandaise, peuplée de scintillements, de voluptés spéculaires et de luisances diaprées. Non, Pieter Claesz n’est pas loin. Cette surface réfléchissante, d’une exquise sophistication, est plus qu’une concession à la tradition, elle introduit une douce poésie dans un genre réputé parfois âpre. Est-ce un hasard si Guillaume Apollinaire, au sortir de la Galerie Levesque, où l’œuvre figurait en 1914, affirma qu’il s’agissait là de « la plus importante exposition jeune de cette année » ?

Savante brisure

Le cubisme rompt avec le point de vue unique et les règles traditionnelles de la représentation perspective. Le monde est décomposé, décomposable, devient un espace diffracté que les peintres, suivant la leçon cézanienne, entendent renouveler. En figurant un simple pot et un simple livre, Roger de La Fresnaye parvient à combiner une vue de face et une vue de biais, comme surplombante, de telle sorte que le regardeur, au prix d’une position vacillante, peut appréhender le réel diversement et totalement, autrement dit sous toutes ses coutures. À la manière d’un vitrail – empruntant également au cloisonnisme de Paul Gauguin –, la toile atteste un sens aigu de la volumétrie et une irrésistible discipline plastique, celle qui valut à son auteur d’être admis parmi les peintres du Groupe de Puteaux, ces mathématiciens du cubisme, et d’exposer avec certains d’entre eux au salon de la Section d’or à la Galerie La Boétie un an plus tôt, en 1912. C’est peu dire que cette œuvre est une équation maîtrisée, un somptueux désordre organisé.

Couleur pure

Pour avoir expérimenté patiemment la leçon nabie, notamment aux côtés de Paul Sérusier et de Maurice Denis, dont il fut l’élève au seuil du siècle, à l’Académie Ranson, Roger de La Fresnaye sait par cœur le pouvoir de la couleur, la richesse de ses nuances et la délicatesse de ses accords. Ici, loin de s’en tenir à des camaïeux sourds ou à des accords bruns, respectueux de la palette retenue par Georges Braque et Pablo Picasso, le peintre juxtapose les trois couleurs primaires – rouge, jaune, bleu – sans les diluer ni les éteindre. Vertige de la couleur pure, qui rapproche La Fresnaye des cubistes Juan Gris ou Albert Gleizes et, de manière inattendue, du Russe Mikhaïl Larionov ou de Piet Mondrian.

Que l’on ne s’y trompe pas : ces livres négligemment juxtaposés, véritables parallélépipèdes de couleur, ne sont aucunement improvisés. L’artiste organisait savamment ses compositions et, au cœur de ses études, s’employait à annoter au crayon les couleurs retenues. Une hardiesse préméditée…

 

1885
Naissance au Mans
1913
La Conquête de l’art, son œuvre la plus connue, est remarquée par le poète Apollinaire
1925
Décède à Grasse
« Roger de la Fresnaye (1885-1925). La tentation du cubisme »,
jusqu’au 10 février 2019. Musée municipal Paul-Dini, 2, place Faubert, Villefranche-sur-Saône (69). Mercredi de 13 h 30 à 18 h, jeudi et vendredi de 10 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, samedi et dimanche de 14 h 30 à 18 h. Tarifs : 6 et 4 €. Commissaires : Sylvie Carlier et Christelle Rochette. Tél. 04 74 68 33 70. musee-paul-dini.com
Michel Charzat, Roger de La Fresnaye, Un peintre libre comme l'air
Roger de La Fresnaye, Un peintre libre comme l’air,
Hazan, 256 p., 45 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Nature morte aux livres et cartons de Roger de La Fresnaye

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