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Lyonel Feininger, comme Bach

Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu'au 13 mai 2012

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 22 février 2012 - 1763 mots

Célèbre aux États-Unis et en Allemagne, Feininger est un peintre peu connu en France, qui a laissé filer en 2008 une de ses toiles en donation. C’est donc à Montréal qu’il faut se rendre pour le redécouvrir.

Au début du XXe siècle, à l’heure où la modernité se met en place, une poignée de peintres avant-gardistes trempent leurs pinceaux du côté de la musique plutôt que de la peinture, et en particulier dans la musique du compositeur Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Que cherchent-ils à faire sinon à casser leur propre généalogie, à faire table rase de leurs traditions ?

« Je joue des sonates en solo de Bach. Qu’est-ce que Böcklin comparé à elles ? Cela me fait sourire. » Bach contre Böcklin ; le compositeur allemand contre le peintre suisse ; l’austérité savante de l’écriture baroque contre l’hermétisme intellectuel du symbolisme. Écrites en 1897, ces quelques lignes pourraient être d’un Debussy (1862-1918) ou d’un Mahler (1860-1911) ; elles sont signées d’un tout jeune peintre : Paul Klee (1879-1940). Pour ce dernier, rien n’égale les fugues du compositeur allemand. Et pourtant, violoniste accompli, c’est bien la peinture qu’il choisit.

Klee n’est pas le seul à vénérer Bach, que le XIXe siècle a redécouvert. En 1911, le cubiste Georges Braque exprime son admiration pour le maître du contrepoint (Hommage à J. S. Bach), prélude à une série d’œuvres sur lesquelles il inscrit le nom du compositeur, parfois au pochoir. Macke lui aussi y va de son hommage quand, au même moment, quelques artistes basculent du côté de l’abstraction, emportant également les partitions du musicien : Delaunay, Kandinsky, Kupka… En 1914, Kandinsky compose sa puissante Fugue, deux ans après que Kupka a donné le la en peignant sa magistrale composition Amorpha : fugue à deux couleurs. À deux voix, disent les musiciens…

Dès lors, la peinture est engagée dans la modernité, sans plus jamais pouvoir reculer. Lorsque Paul Klee arrive au Bauhaus, en 1921, c’est sur cette dernière qu’il s’appuie pour dévoiler ses innovations formelles à ses étudiants. Et c’est au Bauhaus, à Weimar, qu’il se lie d’amitié avec un autre peintre, comme lui excellent violoniste : Lyonel Feininger. Lily, l’épouse de Klee, se souviendra plus tard : Feininger « vivait déjà à Weimar. Un homme charmant et un grand artiste […] qui était lui-même très musicien, il jouait du piano et de l’harmonium et composait des fugues pour orgue. Nous avons souvent fait de la musique chez [lui]. » En 1921, Klee peint l’une de ses œuvres manifestes, transposition sur la toile de l’écriture polyphonique : Fugue en rouge. En 1921, Feininger, peintre accompli, signe quant à lui sa première fugue. Musicale celle-ci.

Le meilleur dessinateur au monde
Mais qui est donc Lyonel Feininger  ? Né le 17 juillet 1871 à New York d’un père allemand, violoniste et compositeur, et d’une mère américaine, cantatrice et pianiste, Feininger fut immergé très tôt dans le bain musical. Dès 1880, il apprend le violon auprès de son père qui l’envoie sept ans plus tard en Allemagne, patrie des cordes, afin qu’il perfectionne la pratique de son instrument au conservatoire de Leipzig. Mais l’ambition du jeune homme se perd en route, et, fraîchement débarqué, c’est finalement à l’Académie royale des beaux-arts de Berlin que Lyonel Feininger fait escale.

En 1889, l’étudiant dégote un petit boulot d’illustrateur auprès du magazine Humoristische Blätter qui publie ses premiers dessins. Sa carrière d’illustrateur est lancée. De magazines en hebdomadaires, Lyonel reçoit en 1906 une proposition du Chicago Tribune, journal pour lequel il imagine deux séries de bandes dessinées, dont The Kin-der-Kids, l’histoire de petits personnages partis à la découverte du monde. Sur la couverture de l’édition du 29 avril, Feininger, « fameux artiste allemand » – le journal prévient ses lecteurs qu’il n’y a pas « meilleur dessinateur au monde que M. Feininger » –, se met en scène en marionnettiste animant les personnages qu’il vient de créer. Le dessin est vif, le trait anguleux et l’esprit japonisant ; l’ensemble est, en un mot, moderne.

En juillet de la même année, le dessinateur s’installe à Paris, siège des avant-gardes. Aussitôt, il collabore au magazine Le Témoin aux côtés de Gris et de Vallotton. Au café Le Dôme, Feininger se lie d’amitié avec Pascin et fait la connaissance d’Oskar Moll, élève de Matisse. C’est ici, et sur les conseils avisés de sa future épouse Julia, qu’il réalise ses premières huiles, des scènes de rues parisiennes. Au pinceau, il transpose ses grandes figures caricaturales dans un esprit proche du fauvisme. La touche est enlevée, les couleurs sont vives et les raccourcis audacieux. Dès lors sa voie est tracée : à 35 ans, il sera peintre.

Sur le chemin des avant-gardes
De retour en Allemagne, Feininger rejoint la Sécession berlinoise. Mais le groupe est infiltré par les expressionnistes et Lyonel choisit finalement son camp : celui de l’expressivité. Dans son Carnaval à Arcueil, rare tableau du peintre à représenter un musicien, les couleurs sont vives à outrance – ses jaunes rivalisent avec ceux de Van Gogh, qu’il a découvert en 1905 à la galerie Bernheim-Jeune –, les figures distordues, les lignes inquiétantes. C’est le chaos. L’artiste est fin prêt !

En 1911, il part pour Paris avec six de ses toiles qu’il expose au Salon des indépendants dans la même salle que… Matisse. La légende (colportée par Delaunay) veut que le grand Fauve, en voyant Le Pont vert I de Feininger, aurait décroché l’une de ses œuvres qui ne supportait pas la comparaison… En tout cas, c’est ici, au Salon, que Feininger découvre le cubisme à propos duquel il dira en 1916 : « J’ai vu la lumière. »

Éclairé, Lyonel Feininger assimile les leçons de Braque et de Picasso et fait sienne la vision en facettes géométriques des cubistes pour créer son propre « prism-isme ». Il décline l’invitation des membres de Die Brücke pour se concentrer sur son art qu’il commence à dompter, et part s’isoler à Weimar. Là-bas, dans la Thuringe, il peint inlassablement les petits villages environnants, dont Gelmeroda qui lui fournira les motifs de ses plus belles toiles. À Weimar, où la guerre le contraint de rester, Feininger fait la connaissance de Walter Gropius qui, en 1919, le nomme « maître » dans la nouvelle école d’art qu’il vient de créer : le Bauhaus. Qui se souvient aujourd’hui, en France, que Feininger fut le premier professeur appelé au Bauhaus ? Qui se souvient encore qu’il réalisa un bois gravé pour la couverture du manifeste de l’école ?

Une peinture contrapuntique
« Désirons, concevons et créons collectivement la nouvelle construction de l’avenir qui unira l’architecture et la sculpture et la peinture en une seule entité », clame Gropius dans ce manifeste. Brochure qui oublie la musique quand Feininger, lui, ne l’a jamais oubliée. Peintre, il est resté profondément musicien. « La musique est le langage de mon moi le plus profond ; elle m’émeut comme aucune autre forme d’expression », déclare Feininger dans une lettre à Julia en 1929.

À la vérité, sa peinture est remplie des inventions du compositeur, et notamment de ses fugues. C’est au genre de la fugue, composition polyphonique fondée sur l’écriture du contrepoint, que Feininger puise l’architecture de ses œuvres. À la fugue et à ses règles de compositions strictes (nombre de voix, entrée successive des instruments, reprise du thème, etc.), le peintre reprend son idée force : l’imitation d’un thème principal, certes court mais qu’il développe à l’infini. Variations sur un même thème. L’église de Gelmeroda et son clocher, les mâts des voiliers de la Baltique, une Nuée d’oiseaux glissant le long de la ligne d’horizon comme autant de notes sur leur portée reviennent sans cesse sous le pinceau de Feininger, reprises d’un même thème musical.

À l’intérieur des toiles, là aussi les motifs se répètent, se répondent, se reflètent. Les formes s’interpénètrent et se chevauchent comme le fait la ligne mélodique d’une fugue. Quant à la couleur, elle module l’intensité des « voix ». Le contrepoint, cette technique d’écriture musicale basée sur le mouvement contraire et sur la consonance, fournit au peintre ses outils plastiques : mouvements rétrogrades, inversés, en miroir, augmentés ou diminués sont autant de méthodes appréciées des contrapuntistes – Bach bien sûr, mais aussi Buxtehude (1637-1707), qui influença le maître et que Feininger apprécie – et adaptées en peinture par Lyonel. Si la fugue est une forme musicale fondamentalement narrative, le contrepoint est une technique fondamentalement plastique. Jusque dans son vocabulaire…

Alors comment s’étonner que Bach, compositeur d’un tout autre siècle, ait supplanté, aux yeux des peintres d’avant-garde, Feininger, mais aussi Braque, Kupka, Klee et Kandinsky, leurs plus éminents contemporains : Schönberg (1874-1951) et Stravinsky (1882-1971) en tête ? Comment s’étonner qu’en 1921 Lyonel Feininger se lance dans la composition musicale d’une fugue ? Il en écrira treize honorables, sans jamais délaisser la peinture.

Montée en étroite collaboration avec le Whitney Museum de New York, l’actuelle rétrospective du Musée des beaux-arts de Montréal retrace l’itinéraire de ce compositeur en peinture qui, aux côtés de Klee, Kandinsky, Gropius, Moholy-Nagy… occupa les premiers rangs de l’avant-garde sans basculer dans l’abstraction. Le 20 janvier 2012, pour l’ouverture de l’exposition, la Fugue, opus 3 de Feininger était donnée en concert dans la nouvelle salle Bourgie récemment inaugurée au musée. À quelques mètres de là, le violon du peintre restait muet dans sa vitrine, comme pour mieux laisser la peinture jouer la rétrsopective, sans fausse note.

Biographie

1871
Naissance de Léonell Feininger qui prendra le prénom de Lyonel en 1906.

1887
Part étudier en Allemagne.

1906
Voyage à Paris.

1911
Découvre le cubisme.

1919
Entre au Bauhaus.

1926
Les Feininger quittent Weimar et s’installent dans la maison de Moholy-Nagy à Dessau, nouveau siège du Bauhaus.

1938
Exposé avec les « dégénérés » en 1937, il fuit le nazisme et s’installe à New York.

1944
Rétrospective au MoMA.

1945
Sur invitation d’Albers, enseigne l’été au Black Mountain College.

1956
Décède à New York après une grave chute dans sa salle de bains.


Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Lyonel Feininger, de Manhattan au Bauhaus », jusqu’au 13 mai 2012. Musée des beaux-arts de Montréal (Canada), pavillon Michal et Renata Hornstein. Ouvert le samedi et le dimanche de 10 h à 17 h, le mardi de 11 h à 17 h et le mercredi, le jeudi et le vendredi de 11 h à 21 h. De 5,5 à 12 € environ. www.mbam.qc.ca
À noter : l’exposition s’accompagne d’un catalogue monographique sur Lyonel Feininger. Coédité par le Musée des beaux-arts de Montréal et les éditions Somogy, et distribué en France, cet ouvrage est le premier livre d’importance publié sur le peintre en langue française.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°644 du 1 mars 2012, avec le titre suivant : Lyonel Feininger, comme Bach

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