Rétrospective

Loplop se pose à Bâle

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2013 - 734 mots

Collages, sculptures ou toiles, les œuvres de Max Ernst ont un goût d’énigme, mais aussi d’humour noir.
La fondation Beyeler à Bâle en présente un large panorama.

BÂLE - S’il ne devait en rester qu’une, ce serait, sans aucune hésitation, celle-ci. Non seulement la salle qui réunit une dizaine des forêts de Max Ernst (vers 1927) est d’une beauté stupéfiante, mais en plus elle propose son thème emblématique. Sans doute, les origines germaniques de l’artiste ne sont pas étrangères à cette fascination. La forêt et l’arbre semblent avoir marqué plus particulièrement l’histoire du peuple allemand et, selon le philosophe Elias Canetti « il ne faudrait pas sous-estimer l’influence de ce précoce romantisme de la forêt sur l’Allemand. Il l’a célébré dans des centaines de chansons et de poèmes, et la forêt qu’ils chantent y était souvent dite “allemande” » (Masse et Puissance). Toutefois, pour Ernst, la forêt est aussi liée aux souvenirs d’enfance qu’il décrit : « Le merveilleux plaisir de respirer à l’aise dans le vaste espace ; ainsi que la sensation angoissante d’être captif dans la prison que font les arbres autour. Dehors et dedans à la fois. Libre et prisonnier. » Transparence et opacité, lumière et obscurité, dans ces paysages, comme dans l’œuvre entière, le féerique côtoie l’inquiétant. De même, on y trouve déjà les symboles récurrents chez l’artiste : les astres (soleil rayonnant ou soleil noir) ou l’oiseau (dont la silhouette s’imprime sur un arbre). Qui plus est, la forêt nous rappelle l’importance de la nature chez le peintre. Mais pas n’importe laquelle. Comme il se doit, chez ce pionnier du surréalisme, la nature « normale » ne semble pas exister. En manipulateur génétique avant l’heure, il crée une iconographie personnelle et fantastique, héritée de ce que le romantisme allemand appelait la vision intérieure. Pour ce faire, Ernst fait appel à un procédé essentiel dans toute sa production plastique : la métamorphose.

Le frottage révélateur
Certes, on pourra dire qu’il ne fait que partager la méthode employée par les autres surréalistes. De fait, il n’est pas le seul à inventer les êtres hybrides qui évoluent sur une carte chaotique, défiant l’anatomie et refusant une réalité toujours à court d’imagination. Cependant, quand chez Magritte ou Delvaux, les transformations de l’image restent dans le domaine pictural, de facture relativement classique, Ernst n’arrête pas d’expérimenter de nouveaux processus techniques qui bousculent la texture de l’image et qui introduisent le tactile dans le visuel (collages, frottages, grattages, décalcomanies, oscillations…) Ainsi, la série baptisée ironiquement « Histoire naturelle » (1925) est réalisée à l’aide de la technique du frottage. Ernst, saisi un jour par l’aspect hallucinatoire d’un plancher en bois aux rainures très apparentes, y pose des feuilles de papier qu’il frotte avec de la mine de plomb, parvenant de cette manière à libérer les structures secrètes de la matière (bois, mais aussi plantes ou feuillages). Ici, le résultat, L’Évadé, un oiseau accouplé à un poisson (volant ?) ou encore un cheval qu’on dirait en train de muer (Tout oublier) semblent comme pris d’une transe. De ces frottages surgissent des scènes inquiétantes annonçant les conflits qui ont ravagé l’Europe. L’Ange du foyer (1937) est sous-titré avec la dérision habituelle, Le triomphe du surréalisme. Ailleurs, on croise des œuvres majeures dont seule la Fondation Beyeler détient le secret pour se les procurer. L’habillement de l’épousée/de la mariée (1940) est une femme coiffée d’un masque d’oiseau et portant une cape rouge. À ses côtés un oiseau étrange qui brandit une lance brisée. Le tout se reflète dans un miroir déformant. Une petite allusion sarcastique à la fameuse œuvre de Duchamp qui évoque le passage de la vierge à la mariée ? Ou alors, s’agit-il du Loplop, le fameux oiseau, alter ego d’Ernst, à qui une salle entière est consacrée. D’autres toiles (Oedipus Rex, 1922 ou Ubu Imperator, 1923) donnent un éclat particulier à cette manifestation. Exposition parfaite donc ? Presque, car on aimerait quelques rapprochements plus audacieux entre différents cycles. En somme, un petit grain de folie comme l’aurait aimé Max.

MAX ERNST

Commissaires : Werner Spies et Julia Drost, commissaires invités et Raphaël Bouvier, commissaire à la Fondation Beyeler
Nombre d’œuvres : 160

MAX ERNST

Jusqu’au 26 septembre, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Richen/Bâle, Suisse, tél 41 61 645 97 19, www.fondationbeyeler.ch, tlj 10h-18h, le mercredi jusqu’à 20h, catalogue « Retrospective. Catalogue of the Exhibition at Albertina, Wien », 2013, 52 p., 343 ill., en anglais ou en allemand, 49,80 €

Légende photo

Max Ernst, L’habillement de l’épousée/de la mariée, 1940, huile sur toile, 129,6 Á— 96,3 cm, collection Peggy Guggenheim, Venise. © Photo Peggy Guggenheim Collection, Venise (Solomon R. Guggenheim Foundation, New York).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°394 du 21 juin 2013, avec le titre suivant : Loplop se pose à Bâle

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