Art ancien

Les figures de Corot

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 6 février 2018 - 1099 mots

« Corot, le peintre et ses modèles », l’exposition du Musée Marmottan-Monet, dévoile un ensemble exceptionnel de figures exécutées de façon presque secrète par Corot, levant le voile sur la part la plus personnelle mais aussi la plus moderne de la production du paysagiste.

À l’abri des regards
Il se raconte que, hormis cette Femme à la perle, accrochée dans son salon, Jean-Baptiste Camille Corot tenait ses peintures de figures cachées dans une « armoire secrète » : pas question pour ce peintre de paysage de livrer à un large public ce qu’il appelait ses « petits singes ». Sans doute ces peintures sont-elles à l’origine des exercices pour ses paysages historiques, où il représente des figures. « Cependant, on observe au long de sa carrière un intérêt croissant pour la figure, jusqu’à La Toilette, où elle occupe le centre de la toile », observe Sébastien Allard, conservateur général du patrimoine et directeur du département des peintures du Musée du Louvre et commissaire de l’exposition « Corot, le peintre et ses modèles » au Musée Marmottan. Outre La Toilette, exposée au Salon de 1859, mais aussi à Marseille la même année, à Limoges en 1862, puis à l’Exposition universelle de 1867, seules trois figures ont eu les honneurs du Salon de Paris, en 1840, 1861 et 1869. Ainsi, c’est seulement trente-quatre ans après sa mort, grâce à une exposition de vingt-trois tableaux et un dessin de figures au salon de 1909, que le public découvre avec enthousiasme cet autre talent du maître.

La genèse des figures : les portraits
Avant de s’adonner à la peinture de figures – celles de l’Italienne ou de la Grecque, de la Femme lisant ou de la Femme à la fontaine, où le modèle est « désindividualisé » –, Corot s’est essayé de façon épisodique au portrait, dans les années 1820-1840. Mais pas question de faire des portraits de commande : la plupart de ces toiles de petit format sont offertes aux modèles, qui font partie de son cercle familial ou amical. À travers ce genre qui n’est pas le sien, le peintre paysagiste mène des expérimentations picturales préparant les figures des décennies suivantes. Ainsi, en 1837, les portraits de Louise Harduin ou de sa nièce Louise Claire Sennegon, dans un décor naturel, annoncent les figures féminines dans un paysage de la seconde partie de sa carrière. À partir des années 1830, le peintre a par ailleurs recours à des modèles rémunérés – comme Marietta qui pose pour son ingresque Marietta ou L’Odalisque romaine : le libérant ainsi du lien affectif qui le lie à ses proches. Si la personnalité des modèles se devine encore, elle s’estompera peu à peu pour laisser place à des recherches plus formelles.

Des figures absolument modernes
Autour des années 1850, d’innombrables femmes au puits, joueuses de tambourin ou de mandoline, liseuses assises ou marchant, modernes, italiennes ou grecques apparaissent sous le pinceau de Corot. Plus question pour ce dernier de peindre des portraits : avant même de fixer ses modèles sur la toile, le peintre les affuble de costumes et d’accessoires plus ou moins exotiques pour les changer en figures, inscrites dans l’histoire de l’art. Sa femme au puits évoque celle de Poussin, sa joueuse de luth dialogue avec celle de Valentin de Bologne, ses liseuses rappellent Vermeer ou Fragonard. Néanmoins, par la répétition et les variations de ces figures pourtant classiques, Corot entre dans la modernité. « Déjà, il annonce Cézanne : le sujet se dissout dans la répétition ; Corot s’intéresse non pas au thème, mais à la façon de peindre », observe Sébastien Allard. Par ailleurs, le climat mélancolique, l’air absent des personnages éveille l’imagination du spectateur, qui peut projeter dans le tableau ses états d’âme. Qu’importe désormais le sujet de la peinture ?

Les nus au panthéon
Au Salon de 1859, six ans après la révolution des Baigneuses de Courbet et quatre ans avant la provocation du Déjeuner sur l’herbe de Manet, Corot présente un chef-d’œuvre, Paysage avec figures, dit La Toilette, où il mêle peinture de nu et de paysage. De fait, dès la fin des années 1840, mais surtout à partir du milieu des années 1850, Corot, homme de sa génération, s’adonne de plus en plus au nu, pierre de touche de la peinture d’histoire, qui cristallise alors l’un des enjeux du débat autour du réalisme, à la faveur du regain d’intérêt pour la peinture vénitienne. À travers ce genre, Corot paie son tribut à Giorgione et au Titien, mais avec un caractère transgressif appuyé : il ne cache pas la saleté du modèle ou déroute le spectateur par une mise en scène presque surréaliste – comme dans l’étrange Bacchante à la panthère, où la femme nourrit d’un cadavre d’oiseau une panthère chevauchée par un putto…

L’ultime chef-d’œuvre
Au cours de la dernière décennie de la carrière de Corot, les figures se font plus audacieuses, par leurs couleurs plus éclatantes, leur monumentalité, leur aspect inachevé. Le vieil artiste, qui aurait pu être considéré comme démodé, se confronte à la jeune génération en répondant à Degas, qui d’ailleurs admirait les figures de son aîné. En 1874, La Dame en bleu constitue sans doute le point ultime de ses recherches. On y reconnaît Emma Dobigny, l’Italienne qui précisément posait pour Degas, au sommet de son art. Sa robe, cascade dont la couleur tire sa force de l’énergie avec laquelle elle est posée, n’est pas un costume grec ou italien, mais une robe moderne, parisienne, qui n’en évoque pas moins le drapé antique, fusionnant modernité et idéal classique. Remarquons qu’à l’instar de nombreux tableaux tardifs, Corot choisit de ne pas dissimuler l’atelier, qui sert désormais de fond et de décor à ses figures – comme pour donner à voir une méditation poétique sur son art…

La singularité des moines
Rares sont les hommes peints par Corot – les femmes, sans doute, apparaissent alors davantage porteuses d’idéal. Parmi ses figures masculines, trois sont des hommes en armure, toutes les autres sont des moines que Corot représente dès son premier voyage en Italie, entre 1825 et 1828, et jusqu’à la toute fin de sa vie : son dernier tableau, en 1874, est Le Moine au violoncelle. « Hormis dans cette œuvre ultime où il peint un moine brun, ses moines, vêtus de blanc, sont pour lui l’occasion d’un exercice sur les blancs, les crèmes, les gris, les ocres – alors qu’il expérimente dans les Italiennes le pouvoir expressif de la couleur », souligne Sébastien Allard. Mais surtout, ces moines semblent intimement liés à sa peinture de paysage : retirés du monde, dans la campagne, absorbés dans la lecture ou dans la musique, ils expriment ainsi la fusion idéale de l’homme dans la nature.

informations

« Corot, peindre la figure humaine »,

du 8 février au 8 juillet 2018. Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, Paris-16e. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Tarifs : 7,50 € et 11 €. Commissaire : Sébastien Allard.  www.marmottan.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Les figures de Corot

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