Suisse

Les artistes suisses au grand jour

La jeune génération s’impose

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 26 septembre 1997 - 1503 mots

Longtemps, la Suisse a été considérée comme un désert culturel. Après l’émergence, au cours de notre siècle, de quelques figures marquantes, la Confédération est depuis quelques années le creuset d’une génération prometteuse sur le plan international. Retour sur une évolution depuis l’après-guerre.

La plupart des créateurs suisses qui ont fait carrière dans l’immédiat après-guerre ont été consacrés loin de leur pays natal, et plus particulièrement à Paris. Giacometti en est un exemple frappant. Il y passe la dernière partie de  sa vie, époque qui marque sa rupture d’avec le surréalisme “dogmatique”.
Plus jeune, Jean Tinguely vient dans la capitale dès 1953 et s’installe impasse Ronsin, dans le quinzième arrondissement, lieu propice à la création puisque Brancusi y travaille depuis des décennies. L’artiste, qui refuse le travail “propre” et les matériaux traditionnels de la sculpture, s’intéresse au contraire aux objets récupérés. Il va rapidement définir une nouvelle orientation de son œuvre pour plus tard faire partie, aux côtés de César, de Klein et de son compatriote Daniel Spoerri, du groupe des Nouveaux réalistes. En Suisse, il connaît un succès plus tardif, notamment grâce à Eureka, la sculpture monumentale qu’il réalise pour l’Exposition nationale suisse de Lausanne en 1964. Dans sa ville natale de Bâle, Tinguely conçoit la fontaine du Carnaval – une commande de la société Migros –, place du Théâtre ; en 1996, s’ouvre  sur les bords du Rhin un musée consacré à son œuvre. L’art abstrait a connu en Suisse un développement tout à fait remarquable, du moins dans sa tendance géométrique, autour des artistes qui travaillaient alors à Zurich. Max Bill (1908-1994), peintre, dessinateur, sculpteur, mais aussi architecte, designer et graphiste, a été l’un des principaux initiateurs du mouvement. Il définit alors l’”art concret” : “Nous appelons art concret les œuvres d’art qui sont créées selon une technique et des lois qui leur sont propres, sans prendre extérieurement appui sur la nature sensible ou la transformation de celle-ci, c’est-à-dire sans intervention d’un processus d’abstraction”. Pour arriver à leurs fins, les artistes jouent sur les différents paramètres que sont les couleurs, l’espace, la lumière et le mouvement. Max Bill écrit à cette époque plusieurs articles théoriques, en particulier La pensée mathématique dans l’art de notre temps, paru en 1949 dans la revue Werk. Cette école de Zurich comporte parmi ses principaux protagonistes Paul Lohse, Camille Graeser ou Verena Löwensberg. À l’image de ce mouvement, les mentalités vont peu à peu évoluer, et Paris ne sera plus le passage obligé des artistes helvètes vers le succès. La capitale française perd également de son aura internationale. Les institutions suisses ont d’ailleurs été les premières en Europe à présenter la génération émergente de l’Abstraction new-yorkaise. Ainsi, l’exposition de peinture américaine organisée en 1958 à la Kunsthalle de Bâle réunit des figures telles que Willem de Kooning, Franz Kline, Robert Motherwell et Sam Francis. Ce type de manifestation a inévitablement eu un impact sur les jeunes créateurs que sont alors Rolf Iseli, Samuel Buri, Marcel Schaffner ou Werner von Mutzenbercher. Plus tard, Le Pop Art en a influencé d’autres, comme Peter Stämfli qui a participé en 1963 à la Biennale de Paris avec des fragments d’automobiles et a réalisé en 1980, pour le Centre Georges Pompidou, un environnement peint de 15 x 25 m. Franz Gertsch, également publicitaire à Bâle, travaillait, lui, d’après des diapositives couleur qu’il agrandissait sur toile.

Les artistes originaires de la Confédération ont parfois été des pionniers dans leur domaine. Ainsi, l’un des premiers à s’être réellement intéressé au livre en tant que support d’un art total n’est autre que Dieter Roth. De père suisse et de mère allemande, il a travaillé à Düsseldorf sur la notion issue de Fluxus selon laquelle tout peut être art, même l’absence d’art. Poussant plus loin ce raisonnement, avec une dose de dérision et de provocation certaine, Ben – un autre émigré puisqu’installé à Nice – a fait scandale lorsqu’en 1992, à l’Exposition universelle de Séville, il a exposé une œuvre qui faisait ce constat nihiliste :“La Suisse n’existe pas”. Les remous sont remontés jusqu’au parlement de la Confédération, qui a demandé des explications à l’organisateur de l’exposition. À Genève, en 1969, le jeune John M. Armleder fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le groupe “Ecart”, lié à Fluxus, puis ouvre une galerie, publie des ouvrages et des multiples. Paralèllement, l’enseignement de Silvie et Chérif Defraoui à l’École supérieure d’art visuel de Genève a une grande influence sur la jeune gérération. À la fin des années soixante, Samuel Buri et Markus Raetz semblent à la fois repoussés et fascinés par la publicité, tandis qu’Urs Lüthi commence à mettre en scène son propre corps et à se photographier. L’art conceptuel a également fait des émules en Suisse.

En 1969, la Kunsthalle de Berne accueille l’exposition mythique “Quand les attitudes deviennent formes”, avec Markus Raetz et Jean-Frédéric Schnyder, les deux artistes nationaux invités par le commissaire Harald Szeemann. À Bâle, Rémy Zaugg explore d’autres champs de l’art conceptuel avant de collaborer avec les architectes Herzog et de Meuron. Dans les années quatre-vingt, une nouvelle approche du dessin, liée à la condition féminine, se développe à Bâle avec Miriam Cahn ou Silvia Bächli. Assez bizarrement, alors que la production des créateurs romands est souvent jugée “provinciale” par les Alémaniques – car incapable, selon eux, de s’affranchir d’un complexe culturel parisien –, Genève est au début des années soixante-dix le lieu d’une expérimentation de la vidéo par quelques artistes. Disponible après 1968, cette technique est exploitée dès 1971 par le pionnier Gérald Minkoff, avant qu’il ne travaille avec Muriel Olesen. Au cours de ces mêmes années, René Bauermeister, un artiste neuchâtelois, réalise Mort d’une mouche en direct et rencontre Andy Warhol à New York, tout en restant toujours farouchement indépendant. Le Grison Hannes Vogel utilise très tôt des téléviseurs dans ses installations. À la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, des vidéastes originaires de Romandie s’expatrient encore, en Allemagne pour Éric Lanz, en Belgique pour Marie-José Burki. Une page se tourne, semble-t-il, avec les manifestations des années quatre-vingt qui présentent l’art suisse en tant que tel. “Schweizer Kunst ‘70-’80”, organisée par Martin Kunz au Musée des beaux-arts de Lucerne en 1981, annonce un certain nombre d’expositions et d’ouvrages consacrés à la jeune création suisse, tels “Fragment du jeune art suisse” (1987) ou “Stiller Nachmittag, Aspekte Junger Schweizer Kunst” (1987), à Zurich. C’est une époque de grande médiatisation de l’art contemporain, d’où émerge la notion qualitative de “jeune artiste”.

En Suisse, une nouvelle scène se met en place, entraînant une attitude renouvelée vis-à-vis de la création nationale. Aujourd’hui, la jeune génération suisse est davantage présente sur la scène internationale, même s’il lui est toujours difficile de s’imposer, en particulier aux États-Unis. Cependant, la création s’est profondément internationalisée, et une définition de l’art suisse en tant que production plastique autonome n’a pas grand sens. Le fait d’"être suisse" n’a que peu d’influence sur la création elle-même quand on sait, par exemple, que Mario Merz a un passeport helvétique ou que Niele Toroni et Felice Varini ont également la nationalité française. Installé en France de longue date – d’autres, comme Olivier Mosset, ont choisi New York –, Gottfried Honegger travaille dans la lignée de l’art concret, à partir d’éléments de base standards tels que la diagonale ou le carré. Ces formes géométriques se retrouvent chez un artiste plus jeune qui représentait cette année la Suisse à la Biennale de Venise : Helmut Federle. La contribution officielle helvétique à la Biennale a été complétée par l’intervention d’Urs Frei dans l’église San Stae. Il réalise d’étranges assemblages de matériaux trouvés (du bois, du papier...), qu’il peint avant de les agencer dans l’espace.

Un couple d’artistes zurichois est actuellement considéré comme le chef de file de sa génération : Peter Fischli et David Weiss. Leur regard décapant sur le monde, et souvent ironique, passe par la photographie, mais aussi la vidéo – “les égouts de Zurich” –, les objets quotidiens, ou même la création d’un potager, qui a été leur contribution cet été au “Skulptur. Projekte” de Münster. Toujours à la recherche de nouvelles expérimentations, Roman Signer a présenté dans la même ville une sculpture fonctionnant avec un jet d’eau en continu. Aux côtés de Daniele Buetti, Adrian Schiess, Annelies Strba, Claudia et Julia Müller, Eric Hattan, Sylvie Fleury, Stefan Altenburger, Ugo Rondinone, Beat Streuli, Christian Marclay, Thomas Hirschhorn, Alex Hanimann ou Christian-Philipp Müller, la vidéaste Pipilotti Rist propose un univers allégorique, féminin et poétique étonnant. Enfin, autour de Christian Robert-Tissot, Gianni Motti, Fabrice Gigy ou Simon Lamunière, une nouvelle génération d’artistes de la région genevoise s’annonce prometteuse.

Le Top 20 des artistes suisses en 1996 selon le magazine "Bilanz"

1. Peter Fischli / David Weiss
2. Pipilotti Rist
3. John M. Armleder
4. Dieter Roth
5. Roman Signer
6. Christoph Rütimann
8. Helmut Federle
9. Adrian Schiess
10. Jean-Frédéric Schnyder
11. Miriam Chan
12. Sylvie Fleury
13. Ugo Rondinone
14. Rémy Zaugg
15. Hannah Villiger
16. Bernard Voita
17. Niele Toroni
18. Olivier Mosset
19. Beat Streuli
20. Silvia Bächli

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°44 du 26 septembre 1997, avec le titre suivant : Les artistes suisses au grand jour

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