Les artistes, des fauteurs de troubles ?

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 20 avril 2012 - 726 mots

Toute civilisation a besoin du désordre pour se construire. Mais dans nos sociétés occidentales, sans dieux-trublions, sans vaudous ni chamanes, qui endosse le rôle de semeur
de désordre ? Les artistes contemporains…

L'insert de l’art contemporain dans une exposition ethnologique présente toujours un risque, celui de faire des œuvres de simples alibis, des accroches visuelles devenues anecdotiques. Difficile pour elles de rivaliser avec des pièces historiques de grande valeur, le dialogue étant souvent en leur défaveur. Mais Jean de Loisy sait manier l’exercice, comme il l’a déjà prouvé maintes fois. Et les artistes d’aujourd’hui qu’il a élus démontrent pleinement la contemporanéité et le perpétuel renouvellement du propos de l’exposition : oui, les artistes sont bien les nouveaux maîtres du désordre.

Les mantras de Verna
Chapeautés par la présence tutélaire de Pablo Picasso et ses arlequins psychopompes, de Joseph Beuys et son histoire de l’art racontée à un lièvre mort – une vidéo retrouvée il y a peu –, de Jean-Michel Basquiat et sa fascination pour le personnage vaudou Exu dans une grande toile de 1988, nos contemporains introduisent chacune des sections, promus en intercesseurs du désordre. Comme l’explique Bertrand Hell, toute société a besoin de désordre à un moment donné pour progresser, sinon elle risque la fossilisation. Les artistes ont implicitement fait leur cette fonction essentielle du chamanisme qu’ils expriment ou représentent de diverses façons performatives, dessinées, sculpturales. Il y a les spécialistes du genre, comme l’artiste américain Cameron Jamie qui se passionne ainsi depuis ses débuts pour les figures de rituels païens occidentaux. Il collectionne les images d’Halloween du XIXe siècle des pionniers, documente les joutes autrichiennes (Kranky Klaus) ou le défilé de Jeanne d’Arc à Orléans (JO). L’œuvre graphique de Jean-Luc Verna, peuplée de faunes, de figures envoûtantes, d’esprits malins, rélève elle-même d’un rituel dans lequel ses expositions répondent toujours du même titre : « Vous n’êtes pas un peu beaucoup maquillé ? Non. » Mantra ou exorcisme, qui sait ?

« Dancing my Cancer »
Les artistes contemporains exorcisent peurs, menaces et psychoses de mille manières, que ce soit les leurs ou celles du spectateur. On pense à la sublime installation d’Annette Messager à l’hospice Comtesse de Lille en 2004. Dans ses Spectres, des membres de corps rembourrés jusqu’au grotesque s’élevaient dans un étrange ballet qui faisait écho aux douleurs imprégnant encore les murs de cette ancienne salle de soins. Depuis ses débuts, Messager a toujours utilisé la taxidermie, les poupées, comme la prêtresse d’un rite intime, et son art offre une singulière résonance à divers rites et cultures exposés au Musée du quai Branly. Autre femme à avoir intuitivement transformé son expérience personnelle en rituel crédible, Anna Halprin. En 1975, elle apprend son cancer. Elle lui répond par un rituel Dancing my Cancer, courte et intense vidéo au cours de laquelle elle s’emploie à conjurer la maladie. Bertrand Hell a été secoué par cette expérience. D’ailleurs, l’équipe curatoriale a pris le parti de ne montrer aucune installation immersive imitant ou transposant une étape de transformation. Trop artificiel, il ne fallait pas jouer à cela, répond Jean de Loisy, il fallait rester dans l’objet.

Labelle-Rojoux, chef de bande
Au final, Arnaud Labelle-Rojoux s’est lui-même retrouvé en chef de bande, invité à clore le parcours dans le paroxysme, l’exultation. Sa proposition se déploie sous la protection d’un tableau attribué à Jérôme Bosch, Le Concert dans l’œuf, qui aurait été peint en réaction à la bulle du pape Innocent VIII de 1484 visant à contrecarrer le paganisme et les pratiques magiques. Bosch y a rassemblé une fratrie discordante de fous et d’animaux musiciens dans une ode à la luxure, au désordre mental et social. Labelle-Rojoux lui répond par un char de carnaval, emblème d’une confrérie hétéroclite, jouisseuse, excessive et déjantée. Ben, les frères Chapman, George Condo, les Gelitin, Philippe Mayaux, Paul McCarthy sont quelques-uns des maîtres conviés à cette parade dont on ne sait pas trop si elle protège du mauvais sort ou si elle en jette un au spectateur. Et comme un pied de nez à cette catharsis joyeuse, le film des Brésiliens Rivane Neuenschwander et Cao Guimarães clôt remarquablement l’exposition. Quarta-Feira de Cinzas/Épilogue (2006) montre en effet de besogneuses fourmis transportant les confettis d’une fête révolue, poétique remise en ordre d’un monde qui s’est autorisé un désordre salvateur. Et de penser que, décidément, l’art contemporain et le désordre qu’il peut semer forment une thérapie absolument essentielle.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : Les artistes, des fauteurs de troubles ?

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