Antiquaire

À Paris

Le mystère Charles Ratton

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2013 - 836 mots

PARIS

Le Musée du quai Branly célèbre avec brio la figure du marchand d’arts primitifs, mais n’en révèle pas suffisamment les zones d’ombre.

« Un maniaque de la beauté », c’est en ces termes élogieux que Paul Éluard décrit son ami le marchand, collectionneur et expert en œuvres d’arts primitifs Charles Ratton (1897-1986). Il est vrai que l’exposition conçue par l’universitaire et journaliste Philippe Dagen – assisté de l’historienne de l’art Maureen Murphy – démontre, avec force documents et chefs-d’œuvre à l’appui, le rôle historique joué par cet homme hors du commun dans la reconnaissance des arts primitifs et la fabrication de leur cote auprès du public. Le titre de l’exposition peut néanmoins surprendre car, aussi visionnaire et moderne fût-il, le marchand de la rue de Marignan à Paris ne peut être considéré stricto sensu comme l’« inventeur des arts primitifs ». « Dès avant la Première Guerre mondiale et, mieux encore, après 1918, l’histoire des statues et des masques est indispensable de celle de Derain, Vlaminck, Braque, Picasso, Cendrars, Salmon et d’autres encore », lit-on ainsi sous la plume même de Philippe Dagen dans le catalogue. Et l’on aimerait continuer la liste en citant ces deux autres figures historiques du marché que furent le galeriste Joseph Brummer (1883-1947) et le marchand parisien Paul Guillaume (1891-1934) – lequel prétendait, non sans un brin de vantardise, avoir découvert l’art africain dès 1904 ! Charles Ratton, quant à lui, aurait acquis ses premières pièces « nègres » vers 1926, soit à une date relativement tardive…

« S’il n’est pas le premier à avoir regardé les œuvres, il est celui qui a appris à les faire voir », rétorque Philippe Dagen, en soulignant les profondes différences qui séparent Charles Ratton de ses prédécesseurs. Avec lui, en effet, naît la figure du marchand érudit (diplômé de l’École du Louvre, il s’intéresse à l’archéologie médiévale et aux hautes époques), de l’archiviste méthodique (il compulse les publications scientifiques comme les catalogues de vente), de l’esprit ouvert et curieux (il est l’ami des surréalistes, des riches collectionneurs, comme des conservateurs de musées).

« Le prince des marchands »
Mais non content de devenir le « prince des marchands et des experts », selon le terme hagiographique utilisé par les commissaires, Charles Ratton développe un sens aigu de la publicité et du relationnel, s’appuyant sur les moyens de communication les plus modernes (la presse, la photographie et même le cinéma) pour se poser en ardent défenseur de la cause des arts primitifs. Certes Félix Fénéon a lancé, dès 1920, son appel pour la reconnaissance des arts « lointains » et leur entrée au Musée du Louvre. Mais Charles Ratton va plus loin, en organisant en différents lieux (galeries, théâtre, musées) des événements dont la portée sera historique.L’exposition du Quai Branly brosse ainsi un passionnant panorama de ces manifestations dont la scénographie et les réactions qu’elles suscitèrent auprès du public en disent long sur les mentalités de l’époque. Ainsi, exposée en 1930 à la Galerie du théâtre Pigalle, la statue en bronze du dieu Gou provoquera un tel scandale que Charles Ratton en personne n’hésitera pas à en rabattre son sexe tubulaire en érection ! Une pratique relativement courante chez les marchands d’art primitifs de l’époque, soucieux de ne pas « heurter » leur clientèle…

Pour la seule année 1931, l’infatigable galeriste prête conjointement des objets au Musée permanent des colonies de la Porte-Dorée et au Musée d’ethnographie du Trocadéro, organise la vente de la collection du peintre Georges de Miré puis celles de Breton et d’Éluard ! Il sera aussi l’un des principaux prêteurs de l’exposition « African Negro Art », organisée en 1935 par le Museum of Modern Art de New York : l’approche y est révolutionnaire, les œuvres étant « disposées uniquement pour le plaisir des yeux », selon les termes mêmes du marchand.

Précurseur à plus d’un titre (il exportera dès les années 1930 le marché de l’art africain aux États-Unis et se fera le promoteur de Jean Dubuffet et de l’art brut auprès du marchand d’art moderne Pierre Matisse), Charles Ratton n’en sera pas moins un homme de son temps – il préfère les salles de vente au « terrain » –, et gardera tout au long de sa vie sa part de « mystère ». On eût ainsi aimé que l’exposition soit moins « laconique » sur ses activités pendant l’Occupation. « Aucune poursuite judiciaire, aucune demande de restitution n’a été engagée contre lui à partir de 1945. Pour autant, il n’a pas mis ses activités en sommeil et le 14, rue de Marignan a accueilli des visiteurs venus du IIIe Reich », est-il pourtant écrit dans le catalogue. Comme une « légère » ombre au tableau…

Charles Ratton, L’invention des arts « primitifs »

jusqu’au 22 septembre, Musée du quai Branly, mezzanine Est, 37, quai Branly, 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www.quaibranly.fr, tlj sauf lundi, mardi-mercredi-dimanche 11h-19h, du jeudi au samedi jusqu’à 21h. Catalogue, coéd. Musée du quai Branly/Skira Flammarion, 184 p., 150 ill., 35 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°395 du 5 juillet 2013, avec le titre suivant : Le mystère Charles Ratton

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