Art moderne

XXE SIÈCLE

Le minimalisme poétique de Morandi

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2021 - 829 mots

GRENOBLE

L’exposition du Musée de Grenoble pénètre dans l’univers feutré et solitaire du maître italien, et montre bien son évolution vers une peinture de plus en plus dépouillée

On connaît le cri du cœur de Denis Diderot face à l’énigme de la peinture de Jean Siméon Chardin : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. » Comme avec le peintre français, les petits formats aux tonalités assourdies de Giorgio Morandi (1890-1964) résistent à l’inflation du discours interprétatif qui les envahit. Des commentaires plus riches les uns que les autres, à l’aide de métaphores sophistiquées, tentent de traduire des choses que l’esprit connaît déjà, mais qu’il n’arrive pas à exprimer. Magie ? Sans doute, mais qui réside dans l’écart entre le mystère que dégage cette œuvre et sa simplicité apparente. Peinture lente, à bas bruit, des œuvres qui parlent du silence, de l’immobilité, de la patience, de l’attente, du temps qu’il faut au regard pour saisir l’image, pour s’en emparer, pour s’en nourrir. Autrement dit, des objets qui se tassent et se taisent.

« Introduction intimiste »
L’exposition de Grenoble, selon Guy Tosatto, le maître du lieu, n’a pas l’ambition d’être une rétrospective et ne prétend pas percer le secret de Morandi. Elle se veut néanmoins « une introduction intimiste à cet univers », qui permet « grâce à une sélection d’une grande qualité […] d’illustrer toutes les facettes de la recherche du peintre ». Pour ce faire, les organisateurs ont eu recours à la Fondation Magnani-Rocca, la plus importante collection privée de l’artiste italien. L’ensemble est complété par les quelques rares travaux de Morandi que possèdent les musées français. 

Comme souvent – c’est un défaut et un avantage à la fois –, le regard d’un collectionneur est subjectif, ses choix ne sont pas dictés par les oukases de l’histoire de l’art. C’est d’autant plus vrai pour Luigi Magnani qui entretint des liens amicaux avec le peintre et acquit de nombreuses œuvres directement dans l’atelier de ce dernier. Cet échange donne parfois un résultat surprenant comme en témoigne un tableau atypique de Morandi, fruit d’une commande faite par ce grand amateur et expert de la musique classique qu’était Magnani : Nature morte (Instruments de musique), 1941.  

À bonne distance de l’objet
Le parcours, chronologique, un peu trop sage, s’ouvre sur quelques photographies de ce lieu devenu légendaire : l’atelier de l’artiste à Bologne. Mythique aussi la vision de Morandi reclus comme un moine dans l’étroitesse de son antre, sans aucun contact avec la modernité. En réalité, à ses débuts, le peintre penche d’abord pour le futurisme, puis, en 1918, c’est la rencontre importante avec la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico et de Carlo Carrà. Cependant, à la différence de ses pairs, sa production plastique est libre de toute référence à la mythologie ou à l’Antiquité. Les quelques œuvres dites métaphysiques de cette période permettent à Morandi d’« apprivoiser » l’objet, d’introduire une distance, voire une froideur, dans son dialogue avec les choses (Nature morte métaphysique, 1918).  

Progressivement, les composants traditionnels de ces natures inanimées s’éloignent du registre organique. Si, en 1927, Nature morte avec des fruits ne cache pas ses origines cézaniennes et met en scène une corbeille remplie d’agrumes, si çà et là Morandi s’attarde sur une fleur ou un paysage, partout ailleurs c’est le minéral qui occupe le terrain. Dépouillés du superflu, réduits à l’essentiel, ces récipients héritent de l’aspect tectonique de Francisco de Zurbarán (Nature morte, 1936). 

Ce sont toutefois les années 1940 qui marquent l’épanouissement de ce qui deviendra l’image-signature de Morandi, immédiatement reconnaissable. La figure humaine délibérément écartée, la narration congédiée, l’événement exclu, le temps arrêté, ces natures mortes s’émancipent et deviennent un sujet à part entière. Quelques bouteilles, bols et pots recouverts de poussière (ou de poudre de pigments) posés sur un fond obstinément opaque, obstrué. Aucun effet de matière ou de texture, une gamme chromatique réduite, sans contrastes, qui va du beige au gris. Dans ces travaux, les objets imbriqués, incrustés les uns dans les autres, forment des blocs rectangulaires, verticaux ou horizontaux. Au musée, on suit, grâce à l’accrochage des dessins, des aquarelles et des gravures aux côtés des toiles, le processus expérimental de Morandi. Les formes deviennent indécises au point qu’il est parfois difficile d’identifier les ustensiles qu’elles figurent. Réduites à des signes fluctuants, des « choses » naviguent dans un espace entre-deux, entre la réalité et l’imaginaire. 

Ces œuvres quasi-abstraites, au caractère géométrique, s’inscrivent difficilement dans la grille rassurante du grand récit de la modernité. Pourtant, on pourrait tenter un rapprochement étonnant avec un mouvement « canonique » de l’art contemporain : le minimalisme. Certes, quand les artistes américains font appel à des séries parfaitement régulières, Morandi pratique le thème et les variations. Certes encore, l’austérité minimaliste est fort différente de l’ascétisme poétique du peintre bolonais. Il n’en reste pas moins que le terme inventé par Donald Judd « objets spécifiques » ne déplairait pas à Morandi. Avec lui, les objets cèdent la place aux objets de la peinture. 
 

Giorgio Morandi, La collection Magnani-Rocca

Jusqu’au 18 avril, Musée de Grenoble, 5, place de Lavalette, 38000 Grenoble. 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°558 du 8 janvier 2021, avec le titre suivant : Le minimalisme poétique de Morandi

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