Photographie

L'autofiction du deuil d’Araki 

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 23 janvier 2022 - 687 mots

PARIS

La Bourse de commerce expose les 101 photos de la série réalisée après le décès prématuré de la femme du photographe, mêlant mises en scène érotiques et scènes de rue.

Paris. La première exposition de photographie de la Pinault Collection à la Bourse de commerce présentait l’intégralité de la série de Michel Journiac « 24 heures de la vie d’une femme ordinaire », ainsi que « Helms Amendment » (1989) réalisée par Louise Lawler en réaction à un amendement voté par le Sénat américain refusant d’allouer des fonds pour la prévention contre le sida. S’y ajoutaient des ensembles de Sherrie Levine, Richard Prince, Cindy Sherman et Martha Wilson, questionnant également des stéréotypes. La nouvelle exposition conserve le principe de la série, mais le registre évolue vers l’intime avec « Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank » de Nobuyoshi Araki. Cet ensemble de 101 photographies en noir et blanc, acquis chez Christie’s en 2014, n’avait jamais été montré en France. Il dévoile l’intégralité du contenu de ce journal (nikki en japonais), entamé par Araki deux ans et demi après le décès de son épouse Yoko d’un cancer, le 27 janvier 1990, à l’âge de 42 ans.

Charge émotionnelle

Nus féminins, sexes de femme, scènes de sexe, de kinbaku (art du bondage) ou scènes de rue, détails urbains, paysages, cieux, natures mortes, autoportraits : les photographies s’enchaînent chronologiquement sans recherche d’articulation visuelle ou de cohérence pour s’achever sur un cliché entièrement noir. Araki ne s’est jamais exprimé sur les raisons de ce livre ni sur cette sélection d’images non légendées, réalisées du 27 juillet 1992 au 31 décembre 1993 ainsi que l’indique la date de la prise de vue, en bas à droite de chaque image. On ne sait ce qui a prévalu à son choix, arrêté à 101 images. Matthieu Humery, chargée de la photographie à la Pinault Collection et commissaire de l’exposition, avance en guise d’interprétation celle « du psaume 101 de la Bible qui traite de la fidélité et du mensonge », sans toutefois l’étayer par d’autres références bibliques que l’on pourrait trouver dans l’œuvre du photographe japonais.

« Shi Nikki » n’est pas la série la plus célèbre d’Araki, non plus que le livre édité en 1994 chez Delpire & Co. Mais elle illustre le glissement du watakushi-shôsetsu (« roman du “je” »), entamé en 1971 avec Voyage sentimental, au nikki (« journal ») apparu dans les années 1980. Shôsetsu ou nikki, qui, chez Araki, se distingue selon que ce dernier « se contente d’enregistrer, au jour le jour, le tout-venant de son existence ou bien qu’il l’organise selon la logique d’un récit », note Philippe Forest dans Araki enfin (Gallimard, 2008).

Dans la profusion des séries et livres édités par Araki après la disparition de son épouse, « Shi Nikki » peut être interprétée comme une mise en abyme crue de l’absence, du manque, du désir et du deuil, le noir et blanc représentant pour Araki « la mort, et la photographie, la vie ». Car cet ensemble contient une forte charge émotionnelle.

Seul bémol à cette présentation à la Bourse de commerce : le manque de précisions ou les erreurs de date dans l’exposition et le livre réédité chez Delpire & Co dont la plus flagrante est celle de l’édition originelle, indiquée en 1993 alors que la dernière photo d’Araki est datée du 31 décembre 1993. La première édition date en réalité de début 1994 et a pour titre « Shi Nikki », la dédicace « pour Robert Frank » n’apparaissant que lors de la mise en vente des jeux d’épreuves par la galerie Taka Ishii, qui représente Araki. La dédicace d’Araki accompagnée de la date « 1992 » dans le livre réédité ajoutant par ailleurs à la confusion. Certes le photographe japonais est fâché avec les chiffres et les explications et n’aime guère revenir sur des histoires anciennes, ce qui rend le travail d’analyse et d’édition compliqué. Mais un avertissement en préalable sur cette problématique n’aurait pas été superflu. Seule certitude : l’année de parution de Shi Nikki (Private Diary) correspond à la venue au Japon de Robert Frank et aux drames personnels vécus par ce dernier confronté, après la disparition de sa fille, à la maladie de son fils, Pablo, qui décédera le 11 novembre 1994.

Nobuyoshi Araki, Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, 1993,
jusqu’au 14 mars, Bourse de commerce-Pinault Collection, 2, rue Viarmes, 75001 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°581 du 21 janvier 2022, avec le titre suivant : Le journal de deuil d’Araki

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