Le dessous des cartes

Le Centre d’art du Magasin accueille Doug Aitken

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 8 novembre 2002 - 762 mots

Jeune prodige américain de l’art vidéo, Doug Aitken bénéficie, trois ans après sa consécration à la Biennale de Venise, de sa première exposition monographique en France. Impressionnante, la série de travaux présentée montre un artiste appliqué à chercher de nouvelles voies pour rendre compte d’un paysage contemporain sans cesse remodelé par des mouvements et des flux.

GRENOBLE - Des rues électriques et congestionnées, ou plutôt des flux déversés dans une métropole qui se met à ressembler à un circuit imprimé, strient le Los Angeles nocturne saisi par Doug Aitken dans Rise (1998-2001). “Vues du ciel, les villes ressemblent à des explosions, des impacts illuminés”, explique-t-il. Mais ce qu’il donne à voir n’est pas tant une planète définitivement affolée par le mouvement, la croissance et la vitesse, qu’une vision enfin accordée à un environnement contemporain constamment instable. Pour ce faire, le jeune artiste américain utilise aussi bien la photographie ou l’installation que la vidéo, même si c’est dans ce dernier domaine qu’il donne sa pleine mesure. Parmi les six pièces présentées au Magasin de Grenoble, première institution française à lui consacrer une exposition, These restless minds (1998) est une des plus programmatiques de sa démarche. Au centre d’un court film diffusé sur trois moniteurs suspendus à une structure circulaire, les “esprits sans repos” sont ceux d’auctioneers américains à la diction vertigineuse. Mais, dans leur bouche, la litanie habituelle des chiffres fait place à la description littérale de l’espace qui les entoure : un parking, un escalator de centre commercial vide ou un recoin d’architecture vitrée, autant de “non-sites” qui, par la simple parole, se chargent d’un bouillonnement ambiant. À ces séances de topographies verbales, où les auctioneers sondent l’espace par leurs voix, se succèdent des vues du désert, d’un forage de pétrole, d’un radar à la rotation bégayante. Partout se déploie la même tension souterraine. Palpable dans le flot de personnages soudain possédés et devenus sensibles aux ondes et nébuleuses d’informations environnantes, un paysage jusque-là invisible se dessine.

Des nappes mentales
Dans ce nouvel horizon, il reste peu de place pour une éventuelle pause ou pour une certaine stabilité. La terre entière se déplace. “Keep moving” intime une voix dans le couloir bleuté de Moving (1997). Éclairée de plots clignotants et habitée par des sons d’avions à réaction, cette trajectoire lumineuse de 40 mètres de long court-circuite l’exposition. À côté, I am in you (2000), vaste installation, prend le contre-pied d’une tyrannie de l’image épileptique dont Doug Aitken a parfois été le pourvoyeur (voir son “classique” Electric earth qui lui a valu le Lion d’or à Venise en 1999), au profit d’une comptine enfantine chorégraphiée sur un rythme onirique. L’œuvre n’en laisse pas moins hagard par le sentiment de doute et de flottement qu’elle déploie. Sur cinq écrans, des séquences successives s’attachent à la psyché précaire d’une petite fille. “You’ve got to run as fast as you can all the time” (Tu as à courir aussi vite que tu peux tout le temps), “You can’t stop” (tu ne peux t’arrêter) sont quelques-uns des mots d’ordre susurrés par l’enfant. Sans violence, ces jeux renvoient aux structures de la cabane en bois qui enferment le visiteur. Les claquements des mains donnent une mesure hypnotique, et la lueur d’une bougie, une boucle de Bach interprétée par Glenn Gould, des dessins de rosaces ou une voiture sans conducteur se succèdent comme autant de mouvements ou de nappes mentales entrelacés. Parfois, une résurgence sonore, là, un rappel visuel, et une fin déstabilisante qui voit une maison partir sur un camion, achèvent de circonscrire un paysage mental brouillé et interféré. Aux gros plans sur un iris qui se contracte, répondent des mains d’enfants posées sur une manette de playstation. Également présente dans These restless minds et fréquente dans le travail de Doug Aitken, cette idée de “connexion” – qui rejoint tout un pan de la science-fiction américaine (le genre cyberpunk avec Le Neuromancien de William Gibson ou, dans sa version populaire, le film Matrix des frères Wachowsky)– trouve là une conclusion douce et glissante. Connecté à un câble ou suspendu à un fil, le monde dessiné par Doug Aitken inaugure une vision juste du paysage contemporain.

RISE, DOUG AITKEN ; et aussi MESOPHYLLE, PAUL MORRISSON, jusqu’au 5 janvier 2003, Magasin, Centre national d’art contemporain de Grenoble, site Bouchayer-Viallet, 155 cours Berriat, Grenoble, tlj sauf lundi, 10h-19h, tél. 04 76 21 95 84, www.magasin-cnac.org. Catalogue édité par le Louisiana Museum of Art, Louisiana, 2002, 48 p. Également, Eye (new skin), de Doug Aitken, est présentée jusqu’au 6 janvier 2003 au Centre Georges-Pompidou, à Paris, dans le cadre de l’exposition “Sonic Process”?.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°158 du 8 novembre 2002, avec le titre suivant : Le dessous des cartes

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