Art moderne

Le chemin solitaire des artistes du Nord

Scandaleux de leur vivant, ils n’ont cessé d’être redécouverts au cours de ce siècle

Par Asdis Olafsdottir · Le Journal des Arts

Le 13 février 1998 - 2719 mots

Symbolisme et Expressionnisme sont les courants artistiques les plus novateurs du tournant du siècle dans les Pays du Nord. Des artistes fragiles, tourmentés, comme Munch, Gallen-Kallela, Strindberg, sondent les profondeurs de l’âme et laissent une œuvre souvent sombre et violente. Suscitant scandale et indignation de leur vivant, ils n’ont été appréciés que récemment à leur juste valeur.

Les Pays du Nord – Finlande, Islande, Norvège, Suède et, dans une moindre mesure, Danemark – sont à la périphérie de l’Europe. Cet éloignement, ainsi qu’une faible population, a toujours poussé les intellectuels à chercher enseignement, stimulation et expérience dans les grandes capitales du Sud. Ce cosmopolitisme a également été encouragé par des pressions familiales et sociales incitant l’artiste à réussir à l’étranger avant d’être reconnu chez lui. Au XIXe siècle, les artistes nordiques sont donc bien au fait des courants créateurs qui secouent le continent européen et, loin de se cantonner uniquement dans des rôles d’observateurs, apportent souvent une contribution des plus actives aux différents mouvements d’avant-garde. En même temps, certains pays connaissent des volontés d’indépendance, à l’instar de la Finlande – passée de la domination suédoise à la russe – et de la Norvège, libérée d’une dépendance danoise et cherchant à se démarquer de la Suède. Cette recherche d’une identité propre se manifeste par un retour aux sources et aux traditions ancestrales, et par une sorte de romantisme national.

Par ailleurs, une grande partie de la population a quitté les campagnes pour les villes, sans toutefois pouvoir assimiler en si peu de temps la vie citadine. Il en résulte une nostalgie de la campagne, de la nature, qui va se traduire par un désir intense de solitude, aussi bien physique que psychologique.
L’atmosphère “fin de siècle”, avec son cortège d’angoisses et de mysticisme, y trouve un terrain tout naturel et connaît parfois des développements extrêmes. Ainsi, à cette époque, la tuberculose – longtemps appelée “la mort blanche” – fait des ravages en Scandinavie. Quand ils n’en sont pas atteints eux-mêmes, les artistes voient souvent disparaître nombre de leurs proches. Cette omniprésence de la mort se trouve naturellement reflétée dans les arts, caractérisés par une quasi-obsession de la douleur et du deuil.

Le Symbolisme et l’Expressionnisme sont les courants artistiques les plus forts à la fin du XIXeet au début du XXe siècle dans les Pays nordiques, car ils aident à exorciser les contradictions, les angoisses et les obsessions qui marquent les esprits les plus fragiles et les plus réceptifs.
Les cinq artistes choisis par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris se trouvent justement au cœur de cette sensibilité exacerbée. Une sélection s’imposait, et celle-ci paraît cohérente. L’on peut néanmoins regretter l’absence de certaines figures, notamment du Danois Jens Ferdinand Willumsen (1863-1958) ou de l’Islandais Einar Jónsson (1874-1954), sculpteur symboliste qui crée un univers solitaire et fantastique durant la même période.

Le plaidoyer des fous
À l’instar d’August Strindberg qui publie Plaidoyer d’un fou et Inferno en 1895 et 1897, ces artistes ont tous en commun d’avoir souffert de dépression nerveuse et d’avoir flirté de près ou de loin avec la folie.

Longtemps atteint de la tuberculose qui emporta sa mère, sa sœur aînée et son frère, noyant son angoisse et ses déceptions sentimentales dans l’alcool, Edvard Munch (1863-1944) se fait soigner durant huit mois, en 1908-1909, dans la clinique du Dr. Jacobson à Copenhague, à la suite d’une grave dépression.1 Influencé par la psychanalyse, alors tout à fait d’actualité, les thèmes de ses œuvres (L’enfant malade, 1885-1886, La mort dans la chambre de malade, 1893), et notamment ceux de La frise de la vie des années 1890 (Mélancolie, Le cri, Désespoir, Angoisse, Jalousie...), servent d’exutoire au deuil qui a marqué son enfance, puis aux angoisses existentielles de sa vie d’adulte.
August Strindberg (1849-1912) souffre lui aussi d’instabilité nerveuse et sentimentale, et de tendances suicidaires au moment de sa séparation avec ses trois femmes et ses enfants. C’est précisément durant ces crises qu’il peint, quand il n’arrive plus à s’exprimer avec des mots. Ses paysages marins, travaillés au couteau, sont d’une violence rare et décrivent une sorte d’état originel où les éléments se confondent et se heurtent.

L’œuvre symboliste du Finlandais Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), auteur des fresques sur l’épopée nationale Kalevala, est marquée par la mélancolie et le chagrin causé par la perte de sa fille. Gallen-Kallela traverse lui aussi des périodes de crise et de dépression dues à ses interrogations artistiques – en particulier en 1894 et 1904 – et les exprime dans des paysages hivernaux et déserts.
Helene Schjerfbeck (1862-1946), finlandaise elle aussi, est de santé fragile ; elle fait de longs séjours en sanatorium pour soigner sa tuberculose et claudique depuis un accident d’enfance. C’est également une femme passionnée qui connaît des moments de violence et de dépression. Ses autoportraits d’une rare honnêteté témoignent de ses angoisses et de son affrontement avec la mort.
Tous ces artistes ont beaucoup voyagé au début de leur carrière : Munch a connu la gloire à Berlin en 1892, puis à Paris, Vienne et Prague. Strindberg réside à l’étranger pratiquement quinze années durant jusqu’en 1899, et fréquente Munch à Berlin et à Paris. Gallen-Kallela emprunte un itinéraire semblable, il expose notamment avec Munch à Berlin en 1895 et à l’exposition de Paris, en 1900. Schjerfbeck effectue de longs séjours en France, en Angleterre et en Italie au même moment. Tout en s’inscrivant dans la modernité de leur époque, ils n’ont jamais appartenu à un groupe, à un mouvement précis. Poursuivant chacun leur quête personnelle, ils finissent tous par se retirer dans un isolement volontaire, à l’exception toutefois de Strindberg. En 1901, Schjerfbeck quitte Helsinki pour s’installer jusqu’à la fin de ses jours à Hyvinkää, une petite ville de province. Gallen-Kallela effectue à partir de 1902 de longs séjours dans les déserts et les forêts isolées de Finlande. Son voyage en Afrique australe, de 1909 à 1910, est également une quête de déserts et d’isolement “du monde”. Quant à Munch, il se retire en 1916 dans sa propriété d’Ekely à Sköyen, où il reste dans un isolement quasi total jusqu’à sa mort.

Le cas le plus extrême est sans doute celui du Suédois Carl Fredrik Hill (1849-1911). Venu à Paris en 1873 pour y faire carrière de paysagiste et satisfaire des ambitions familiales, il bascule dans la schizophrénie. Après plusieurs années d’internement en France, au Danemark et en Suède, il passe à partir de 1883 le reste de sa vie enfermé dans la maison familiale à Lund. Il donne alors libre cours à son imagination et à sa créativité ; il exécute des milliers de dessins inspirés de magazines, de photographies, et surtout de récits de voyages en Afrique et en Orient, créant ainsi un univers symbolique, libérateur, d’une fraîcheur étonnante.

Autre peintre suédois, Ernst Josephson (1851-1906) a lui aussi été atteint de folie, laissant une œuvre très personnelle et expressive.

Autoportraits : le chemin solitaire
L’autoportrait revêt une importance particulière chez Edvard Munch et Helene Schjerfbeck. Le premier autoportrait connu de Munch date de 1881-1882. Il a alors 18 ans et affiche une belle assurance de jeune peintre doué, confiant en l’avenir. Ceux qui jalonnent les années suivantes (1882-1883, 1886) adoptent également une attitude frontale et presque hautaine. Durant ses années berlinoises, il réalise un Autoportrait au masque de femme (1891-1892), frontal et symboliste, de même qu’un portrait de Strindberg (1892). Il semble que le regard de Strindberg – direct, perçant – ait beaucoup impressionné Munch, qui adopte une attitude analogue dans son Autoportrait à la cigarette et dans la lithographie Autoportrait au bras de squelette, tous deux de 1895. Le grand autoportrait (Moi) peint en 1901 par le Suédois Eugène Jansson (1862-1915) affiche, outre un vocabulaire et des tonalités inspirés par Munch, ce même regard frontal, direct. L’Autoportrait en enfer (1903) marque une nouvelle étape dans l’introspection de Munch. Se posant jusque-là en spectateur de la souffrance et de l’aliénation humaine, il devient brusquement acteur et victime. En 1902, sa liaison passionnée et orageuse avec Tulla Larsen, une Norvégienne de bonne famille, s’achève violemment : à la suite d’un coup de feu, il perd en partie un doigt de sa main gauche. Dans les années qui suivent et jusqu’à sa crise de 1908, Munch se représente fréquemment allongé sur un lit, la main en sang, Tulla Larsen faisant figure de meurtrière froide, symbole du danger féminin (La meurtrière, 1906, La mort de Marat, 1907). L’Autoportrait avec une bouteille de vin, de 1906, est également inquiétant par l’emploi des couleurs et de la perspective, par la position passive et résignée du peintre.

En 1909, après son hospitalisation, Munch qualifie ses autoportraits d’”introspections des années difficiles”2 et leur production devient plus régulière. Dès lors, il porte un regard presque neutre sur lui-même, sur ses différents états physiques et moraux (Autoportrait à Bergen, 1916, Autoportrait (la Grippe espagnole), 1919). Avec l’approche de la vieillesse, ces images de soi deviennent de plus en plus lucides, comme en témoignent Entre le lit et l’horloge (1940-1942) et, surtout, À deux heures un quart du matin (1940-1944). À 80 ans, l’artiste solitaire peint avec une force intacte son corps squelettique et transparent qui attend la mort avec sérénité.

Helene Schjerfbeck a également laissé une série remarquable d’autoportraits (on en compte 38 aujourd’hui). Les premières toiles datent des années 1884-1895 et montrent une jeune fille délicate, presque enfantine, peinte dans un style naturaliste mais déjà simplifié au niveau du traitement du fond et des accessoires, réduits à leur plus élémentaire expression. Ces tableaux font penser à une autre artiste finlandaise, Ellen Thesleff (1869-1954), dont l’Autoportrait de 1894-1895 révèle une quête spirituelle qui sera développée ensuite par Schjerfbeck. Dans son troisième autoportrait sur toile, peint en 1912, elle a 50 ans et a développé un style très personnel et dépouillé en dix ans d’exil volontaire. Elle exprime déjà l’attitude fière et déterminée qui va caractériser ses deux œuvres de l’année 1915, Autoportrait au fond argent et Autoportrait au fond noir. Commandés par l’Association des beaux-arts, ces tableaux communiquent le message d’indépendance et de dignité d’une artiste isolée mais affirmée. Ici, les grands yeux dans un visage pâle annoncent le style de la série des années trente et quarante.

Cette dernière période est la plus fructueuse en autoportraits (20 au total), et aussi celle de l’observation la plus impitoyable de soi. Âgée de 70 à 80 ans, elle scrute année après année les effets du temps, et bientôt ceux de la mort prochaine, sur son visage. Dans les deux Autoportraits à la palette de 1937, quelques touches de couleurs dans la partie inférieure de la composition symbolisent toute une vie de pratique picturale. L’angularité du visage, l’immensité des yeux tombants, inquiets, et la non-expression de la bouche frappent.

À la fin de sa vie, Helene Schjerfbeck, qui a dû fuir la Finlande en guerre, passe ses derniers jours dans un établissement de soins près de Stockholm. Là, elle peint des autoportraits qui frôlent l’abstraction. Seule demeure l’essence d’une vie, d’un visage squelettique qui a perdu toute notion de sexe et de personne. Dans l’Autoportrait rose et noir de 1944, l’on reconnaît encore le port de tête et certains éléments du visage, tandis que dans Autoportrait, lumière et ombre et Une vieille artiste peintre de 1945, il s’agit simplement d’une personne âgée au seuil de la mort, effrayante dans sa nudité, mais qui demeure, en dépit de tout, fière et droite. Schjerfbeck est restée totalement consciente de son art, comme le montre la facture de cette dernière œuvre, longtemps retravaillée. Son Dernier autoportrait est un fusain sur papier qui dessine en quelques traits un crâne humain, devenu totalement universel.

Strindberg et Munch photographes
De nombreux artistes scandinaves, tels que Hammershøi, Krøjer ou Willumsen, s’intéressent à la photographie au tournant du siècle. Parmi eux, Strindberg et Munch se sont le plus illustrés dans ce nouvel art.

Strindberg semble au départ vouloir “rapporter la réalité”. Déjà, en 1879, il donne à son livre La chambre rouge, précurseur du roman réaliste en Suède, le sous-titre Description photographique de la vie d’artistes et d’écrivains. En 1886, il sillonne la campagne française pour effectuer un reportage photographique – une sorte d’étude sociologique – sur la vie rurale. Ces photographies n’ont pas été publiées, mais cette même année, il réalise une série de portraits de lui-même et de sa famille lors d’un séjour à Gersau en Suisse – l’un de ces autoportraits est par ailleurs considéré comme le modèle de l’Autoportrait à la cigarette de Munch. C’est le début de ses autoportraits photographiques, qu’il continue à réaliser des années durant. À cette époque, une pose de 30 secondes minimum était nécessaire. Strindberg a raconté que pendant ce laps de temps, il s’inventait une histoire tout en fixant l’objectif, pour que l’intensité de son regard imprime l’état de son âme sur la pellicule. La photographie fait alors l’objet de nombreuses expérimentations, notamment dans le spiritisme,
la pellicule pouvant capter des choses invisibles à l’œil nu.

Résolument novateur, Strindberg se passionne également pour les sciences naturelles et la chimie. N’ayant pas voulu apprendre à maîtriser correctement l’appareil photographique, qu’il assimilait plutôt à un art “automatique”, il invente de nouvelles façons de capter son environnement. Ainsi sont nées, en 1894, les “célestographies”, obtenues en exposant des plaques photographiques au ciel étoilé du soir, et les “cristallographies”, par l’évaporation de cristaux ou par du givre sur des plaques de verre. Toutes ces expériences découlent d’une conviction que “tout est dans tout”, que l’univers est composé de fluides qu’il suffit de comprendre et de maîtriser, comme le montrent par ailleurs ses travaux d’alchimiste. Enfin, au cours des années 1907-1908, il cherche à réaliser des photographies de paysages superposés et de nuages à l’aide de caméras sans objectif, afin de capter leur essence et vérifier si les nuages ne sont qu’une illusion.

Edvard Munch vient à la photographie au moment où l’appareil portable Kodak d’Eastmann (1889) rend cette pratique plus accessible. Ses premières images sont des autoportraits réalisés dans son atelier de Berlin, en 1902. Il s’était déjà servi de la photographie, pour ses portraits notamment, et posait volontiers en studio ou à l’air libre. En 1902, débute la série qu’il nommera plus tard les “photographies de la destinée fatale 1902-1908” : des photographies expérimentales de ses proches, de son atelier ou de lieux de son enfance, mais avant tout des autoportraits, souvent flous ou surimprimés. Pour Munch, ces “ratages” – plus ou moins volontaires – faisaient partie intégrante des images, qu’il appelait aussi “photographies créatives”. Certaines ont servi ensuite à l’élaboration de ses tableaux, tels l’Autoportrait avec une bouteille de vin (1906) ou les Baigneurs (1907).

Durant son séjour à la clinique du Dr. Jacobson, Munch réalise un de ses clichés les plus impressionnants, l’Autoportrait à la Marat, dans lequel le flou de son visage et du premier plan contraste fortement avec le fond net, le raccourci violent de la perspective créant une sensation curieuse de l’espace. Cette photographie clôt le cycle de “la destinée fatale” et de ses images expérimentales pour cette période.

Au cours des années trente, Munch reprend la pratique de l’autoportrait – en gros plan cette fois –, en tenant l’appareil à bout de bras. Ces clichés le représentent volontiers de profil, avec une expression détachée et majestueuse. La dernière photographie de Munch est prise dans son atelier. Elle montre un vieil homme assis parmi ses œuvres, la main abîmée posée sur le genou et regardant dans le vide. Il semble que Munch ait voulu l’inclure dans les “photographies de la destinée fatale”, et elle a en outre inspiré l’un de ses derniers autoportraits (À deux heures un quart du matin).

Provoquant scandale et indignation de leur vivant, ces artistes n’ont cessé d’être découverts ou redécouverts au cours de ce siècle. Si l’influence de Munch sur les expressionnistes allemands est établie et sa notoriété en tant qu’une des figures majeures de l’art moderne reconnue, d’autres, comme Hill, Strindberg ou Gallen-Kallela dans sa période africaine, n’ont été appréciés à leur juste valeur que récemment. Dans le contexte de notre fin de siècle, leur quête inlassable de vérités métaphysiques, d’une réalité “intérieure”, aussi sombres soient-elles, trouve davantage d’écho.

1. Le Dr. Jacobson s’était spécialisé dans le traitement des artistes nordiques atteints de maladies nerveuses. 2. Cf. lettre à son ami, le peintre Jappe Nilssen, citée par Uwe M. Schneede dans Edvard Munch, catalogue d’exposition, Reykjavik 1986, p. 59.

LUMIÈRE DU MONDE, LUMIÈRE DU CIEL, partie historique de l’exposition “Visions du Nord�?, jusqu’au 17 mai, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 av. du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, tlj sauf lundi 10h-17h30, samedi et dimanche 10h-18h45. Catalogue Lumière du monde, Lumière du ciel, diffusion Paris-Musées, 368 p., 295 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°54 du 13 février 1998, avec le titre suivant : Le chemin solitaire des artistes du Nord

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