Art moderne

La trahison des images

Magritte et la publicité, complice ou victime ?

Par Fernand Marzelle · Le Journal des Arts

Le 27 février 1998 - 1362 mots

Bien des affiches, sur nos murs, s’inspirent de Magritte, à notre insu et souvent même à l’insu de leur créateur. C’est une façon nouvelle de porter le regard. Mais qu’est-ce qui attire tant les gens de publicité vers un peintre qui dit la détester et dont la carrière dans ce domaine a été si peu décisive ?

Est-ce sa plastique, sa vision, son humour subversif, son anticonformisme viscéral ? Le choix d’objets de sa panoplie, ou ses ruses de mise en scène ? Sa virtuosité à manier signes et paradoxes, en jouant sur les affinités secrètes entre objets, entre mots et images, pour donner à ses œuvres des allures d’énigmes ou d’oracles ? Sa poétique du merveilleux, du rêve, du fantastique ? Son habileté à rajeunir les figures de rhétorique, par l’insolite de rencontres fortuites orchestrées par ses titres, sa propension à retrouver les facéties du “monde à l’envers” chères aux peintres flamands, ou – pour asservir le hasard à l’imaginaire – les associations inattendues de l’invention collective, comme dans le jeu surréaliste du “cadavre exquis” ? Est-ce, bien qu’il la récuse, la symbolique de ses jeux de mots et d’images qui apprivoise l’inconscient pour faire rêver, les yeux ouverts, dans un univers transfiguré par le fantastique ? Quand Max Ernst écrit pour le définir, “Il ne dort ni ne reste éveillé ; il viole méthodiquement, sans rire, il éclaire”, se doute-t-il que le destin posthume de Magritte lui réserve, face à la publicité, un rôle de complice ou de victime ?

Image de marque et prestige : L’Oiseau de ciel
Bien que Magritte ait résolu les problèmes matériels de ses temps difficiles en travaillant pour la publicité, ses Écrits désavouent cette partie de son œuvre au moment même où, notoriété assise, il accepte d’un transporteur aérien – la Sabena – la commande d’une toile, L’Oiseau de ciel. Souhaitait-on faire rejaillir le prestige de sa signature sur celui de la marque ? L’oiseau apportait bien plus. Sans l’alourdir du moindre texte, on en tira un logo pour papier à lettres et tickets de voyage. Dans le violet du crépuscule, à l’heure où, dans les maisons, s’allument les lumières, découpé dans un ciel bleu où voguent les nuages rassurants de midi, l’oiseau prend un irrésistible envol qui suggère le plus silencieux décollage, quand s’efface déjà, ouaté, un dernier filet de paysage. Dans l’asymétrie savante de ses ailes, la droite, par sa curieuse perspective, suggère la vitesse ; comme l’équilibre aérodynamique de la queue, l’aile gauche, accueillante et protectrice, garantit le confort du vol. Le vol d’un ange, suggéré par le titre de l’œuvre, conçue pourtant sans arrière-pensée publicitaire. Quelle sublimation, sans un mot, pour une image de marque !

Peut-on en vouloir à Air France d’avoir forcé les nuages de Magritte à dessiner le planisphère au-dessus d’un paysage idyllique pour rappeler l’omniprésence tranquille de ses lignes sur tous les continents ? Voyages au pays d’Air France, hommage et pastiche graphiques du conquérant. Magritte a bien entrouvert porte ou fenêtre de sa chambre pour y laisser se glisser ses nuages avant de les renvoyer dans le ciel, métamorphosés en baguettes de pain dans sa Légende dorée.

Prêt-à-porter et ambiguïté poétique
Le répertoire Magritte est si riche qu’on peut y puiser comme dans la Bible, en choisissant sa citation pour l’adapter à son problème ou en nourrir son inspiration. La recherche graphique est déjà faite, et les toiles ont été conçues pour “résister à toute explication comme à l’indifférence”, même privées du complément de mystère apporté par le titre. Elles pourront avoir la fonction allégorique d’une parabole ou conserver la force de leur ambiguïté si, comme pour les oracles, on n’en dénature pas le charme sibyllin par la maladresse du message. Il ne faut jamais oublier que “Ceci n’est pas une pipe” a pour titre “La trahison des images”, si l’on veut utiliser Magritte en publicité comme du prêt-à-porter.
Le retour de flamme, où Fantomas, rose au poing, enjambe les toits de la ville, fournit à L’Express sa page de titre pour Les fantômes de l’Élysée.

Golconde, célèbre par la multiplication légendaire des trésors qui s’y trouvaient, permet à Magritte une pluie-lévitation, multipliant à l’infini l’anonyme silhouette de son quidam au chapeau boule. Le message de RTL, “chaque jour 9 300 000 auditeurs sur nos ondes”, s’y adapte aussitôt.

Le château des Pyrénées, sur son énorme rocher en lévitation, devient affiche d’une exposition consacrée, il est vrai, à... Magritte qui a si souvent contredit les lois de la gravitation depuis qu’une ballon a chuté sur son toit. Les assurances UAP, se souvenant peut-être de Sisyphe, matérialisent la chute d’un rocher en trois étapes pour rappeler, quand il va écraser l’homme dans son fauteuil, que leur assurante main peut “protéger des risques imprévus.”

Le thérapeute du regard
“Comment faut-il voir ? Comme un enfant, quand il rencontre pour la première fois une réalité extérieure, dans le même état d’innocence que lorsque, de son berceau, il croit pouvoir saisir l’oiseau qui vole dans le ciel”. Cet oiseau, Magritte s’est évertué à le saisir tout au long de son œuvre.

Le thérapeute nous ouvre son cœur et, de son buste-cage, laisse s’échapper deux colombes. Sous le même titre, il se drape dans le foulard du magicien où apparaissent l’oiseau, la clé, la pipe et le verre. Ce que Magritte appelle sauvegarder le mystère ressemble parfois à une mystification du regard. Certaines rencontres fortuites déconcertent – le verre couronnant le parapluie des Vacances de Hegel, par exemple –, mais les objets familiers rassurent et authentifient. Il construit un portique avec deux colonnes faites de pieds de table en bois tourné pour encadrer, à moindre échelle, sans omettre un détail, le match de foot qu’il montre à côté. Philips comprend aussitôt qu’un téléviseur remplaçant le portique apparaît capable de nous fournir le don d’ubiquité. Illusionniste subversif, Magritte est chez lui dans cette tradition du “monde à l’envers” qui amena Bruegel à insister si drôlement sur “faire prendre des vessies pour des lanternes” dans ses Proverbes flamands. Ainsi, comme un nuage naît de la mer, fantomatiques parce que traités en négatif, torse antique, tuba et chaise côte à côte montent au ciel, véritable apparition. Trois grelots dont la fente a déjà servi à matérialiser un regard s’élèvent dans l’espace ; sous le titre calembour La voix – et non la voie – des airs, ils tintent encore en se déguisant en Ovni. Des orteils se fondent en chaussures, des plantes vertes en oiseaux, le ciel et ses nuages s’incrustent sur l’iris d’un œil – qui deviendra le sigle de CBS. Après avoir mis le hasard au service de l’imaginaire dans ses facéties surréalistes, comme on joue aux échecs, Magritte joue avec les figures de rhétorique – dès l’Antiquité, art de convaincre –, tout comme la publicité. Il privilégie l’hyperbole : après sa pomme qui obstrue l’espace de La chambre d’écoute, c’est L’art de la conversation, gigantesque muraille de rochers qui menace d’écraser deux minuscules silhouettes humaines, étonnées que les caprices de la pierre forment les mots : Rêve, Trêve, Crève... “De quoi alimenter la conversation !”. Paradoxe, L’Empire des lumières nous fait voir la nuit en plein jour si l’on en croit le ciel, mais un ciel de jour en pleine nuit si l’on regarde le réverbère et son reflet nocturne dans la pièce d’eau.

Toute l’œuvre apparaît soudain comme un patient répertoire de toutes les intentions du regard. Le secret du mystère y coïncide souvent avec les secrets du désir, et ce thérapeute magicien, si souvent complice involontaire du publicitaire dans ses tours, ne court jamais que le risque d’en être une victime triomphante. Il est comme le disque de ce visage lunaire de L’art de vivre, en lévitation au-dessus du col cravaté d’un costume des dimanches : l’ironie de son sourire sidéral garantit la troublante pénétration de son regard.

À VOIR
RÉTROSPECTIVE RENÉ MAGRITTE (1898-1967), 6 mars-28 juin, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.

À LIRE
Catalogue, éd. Ludion, 350 p., cartonné 1800 FB (environ 291 FF)
G. Roque, Ceci n’est pas un Magritte, Flammarion, 1983.
Cette exposition a été choisie par le Magazine des Expositions, qui présente les tableaux majeurs dans son numéro 7 du 20 mars.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°55 du 27 février 1998, avec le titre suivant : La trahison des images

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