7 clefs

La représentation de la mélancolie

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 novembre 2005 - 1335 mots

De la théorie des humeurs à la dépression moderne, de la torpeur spirituelle au dégoût du monde, du génie à la folie, la mélancolie, érigée en véritable mythe culturel, a toujours guidé et inspiré les artistes en Occident. L’événement automnal du Grand Palais entreprend de parcourir cette obscure disposition d’âme et esquisse une fascinante histoire de sa représentation.

« …le coude au genou, le menton dans la main » (Théophile Gautier)
Sujet de prédilection des beaux-arts du XVIe au XIXe siècle, la mélancolie ne cesse d’hésiter entre état d’âme et maladie et offre à la peinture de multiples visages propices à l’allégorie. Mais en dépit de la complexité de ses interprétations, on trouve une relative constance : la main, paume ouverte ou poing serré, soutient une joue ou un menton trop lourds, tandis que le buste s’affaisse légèrement. Parfois c’est la tête tout entière qu’elle supporte, parfois le coude lui-même s’appuie sur les genoux, tandis que le visage couleur bistre cède à la tristesse. À cette disposition des corps, s’ajoute le recours à une figure féminine à caractère allégorique entourée d’objets. Et lorsque son interprétation moderne n’en fera plus qu’une tristesse vague accompagnée de rêverie, la mélancolie prendra généralement la forme archétypale d’une jeune femme solitaire, isolée dans un paysage silencieux. Mais d’un sombre Ajax (ill. 8) au Docteur Gachet de Van Gogh (ill. 7), en passant par la mystérieuse figure féminine ailée de la Melancolia I de Dürer (ill. 12) ou encore le Jérémie de la voûte de la Sixtine, les caractères iconographiques de la mélancolie s’en tiennent souvent à cette position assise, lasse et engourdie, signe de méditation ou de désœuvrement.

La bile noire
Melagkholia : bile noire, humeur noire, nous dit l’étymologie grecque de la mélancolie. C’est à partir des écrits hippocratiques, au ve siècle avant notre ère, que s’affirme la théorie des quatre humeurs dont la bile noire est l’un des avatars aux côtés du sang, du phlegme et de la bile jaune. Bien qu’elle connut de nombreux ajustements, la théorie selon laquelle l’abondance de bile noire serait à l’origine de maladies de l’esprit traversa tous les âges. Les anciens imaginaient cette humeur noire et instable comme une matière froide et épaisse, s’écoulant de la rate, coupable de modifier le comportement des sujets atteints. Ainsi se définit et se colore la mélancolie, avant qu’à la Renaissance, elle ne devienne un objet de discours et de représentation.

Diabolique acédie
Généralement associée au diable, l’acedia frappait le pécheur d’inaction ou de découragement, le conduisant irrémédiablement vers une paresse du cœur. Elle saisissait le saint comme le commun des mortels. Selon l’étymologie, cette conception chrétienne de la mélancolie signifiait une forme de « négligence du devoir envers Dieu et envers le salut de son âme » et le Moyen Âge a largement popularisé l’imagerie mélancolique en l’associant à cette prostration. Condamnée par l’Église comme un péché capital, l’angoisse spirituelle que libère l’acédie cause des dégoûts incontrôlables. Le plus souvent, et en avançant dans la période médiévale, ce sont les ermites et les moines aux prises avec d’ardentes tentations générées par leurs conditions de solitude qui sont alors représentés en peinture. Endormies, éplorées, prostrées, tentées par de lointaines fuites, les victimes du démon de l’acédie affrontent le sentiment d’inutilité de leurs prières et de répulsion à l’égard de la vie monastique. Une diabolisation du mal de vivre qui tirera bientôt vers l’ennui et que l’on retrouvera au XVIIe siècle et durant la période romantique. ///

Saturne : patron des mélancoliques
L’astrologie arabe aidant, on élabore au Moyen Âge des correspondances entre les humeurs, les tempéraments et les planètes. Et Saturne, astre froid et sec, astre du retard et de la lenteur, emmène avec lui un cortège de symptômes néfastes associés à la mélancolie. Mais c’est surtout à l’époque baroque que la vision saturnienne de la mélancolie vit son âge d’or. Avatar de Chronos qui dévorait ses propres enfants, le dieu qui prête son nom à la coupable planète est aussi pour les Latins le dieu de la moisson, de l’inspiration et de l’écriture. Et Saturne est la planète lointaine qui traduit une puissance d’élévation spirituelle. Une fois encore la mélancolie exprime son ambivalence : Saturne refroidit et alourdit. À la fin du Moyen Âge, l’astre est associé à un teint gris pâle, brun terreux et annexe dans son sillage, vagabonds, marginaux et misérables. Mais il est aussi celui qui influe dès la Renaissance sur l’inspiration créatrice et incarne la quête intellectuelle. La tonalité négative de Saturne s’estompe alors, en même temps que la philosophie renaît et que l’obscurantisme religieux du Moyen Âge s’éloigne.

Mélancolie et génie : d’Aristote à Marsile Ficin
Aristote le premier établit un lien entre le tempérament mélancolique et le génie, tout en admettant l’influence de la bile noire sur les sujets atteints. Dans son fameux Problème XXX, 1, le philosophe rappelle que les hommes d’exception, génies ou héros, guerriers ou hommes de lettres en furent frappés. « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts étaient-ils manifestement mélancoliques ? » Et de nommer Héraclès ou Ajax, Platon ou Socrate. Si la mélancolie traverse le Moyen Âge comme un mal funeste, la Renaissance renoue dans une certaine mesure avec les propos d’Artistote. Dürer associe génie et mélancolie dans son allégorie, et c’est sous l’impulsion du Florentin et néoplatonicien Marsile Ficin (1433-1499), que l’on retrouve l’idée d’une mélancolie inspirée, source féconde d’imagination, telle que l’Antiquité l’avait déjà définie. Ainsi la mélancolie pourrait être cette disposition d’âme propice à l’inspiration créatrice et l’art en serait le remède ou bien encore l’exacerbation vertigineuse. La mélancolie devient un moment esthétique.

Le bonheur d’être triste
Si le chagrin sans cause, l’état de langueur associé à la mélancolie apparaissent dès la Renaissance, c’est au romantisme et aux générations qui en découlèrent qu’il revient d’en explorer véritablement les causes et les effets sur l’inspiration créatrice. Une affaire de poètes et de tristesse vague devenue la version moderne et communément admise de la mélancolie : douce et voluptueuse lorsqu’elle est ressentie au spectacle infini de la nature au xviiie siècle, blafarde lorsqu’elle traduit la solitude de la grande ville, douloureuse lorsqu’elle sonde bientôt les abîmes de la condition humaine. Alors que la religion ne console plus et qu’apparaît une conscience individuelle capable d’examiner le rapport de chacun au monde, la mélancolie prend différentes formes tout au long du XIXe siècle : mal du siècle, vague à l’âme, taedium vitae, nostalgie, sentiment dévastateur de vide, désillusion face au cours de l’histoire, spleen ou dépression, elle s’épanouit en poésie, en philosophie, envahit Chateaubriand, Nerval, Baudelaire, Verlaine ou Flaubert. En peinture, le paysage devient état d’âme, et Fuseli, Géricault, Friedrich ou Baudelaire se représentent ou se font représenter dans l’attitude du mélancolique. Elle devient pour ces générations le signe distinctif de l’artiste, mais aussi de la figure du dandy ou de la vie de bohème.

De la maladie de l’âme au Prozac
La mélancolie contemporaine oscille encore et toujours entre état d’âme et maladie. Dans le lointain sillage romantique, elle fait écho au repli, au désenchantement, à l’ennui, à un rapport solitaire, tourmenté et distant au monde. Elle est une façon d’être au monde. Sans Dieu. S’y ajoute la noirceur de l’histoire du siècle écoulé. Mais la médecine et la psychiatrie n’en ont pas pour autant fini avec elle et en font un objet privilégié d’étude en même temps qu’on élabore de nouvelles sciences de l’âme. Définie comme une névrose, puis comme une monomanie, puis enfin comme une psychose au XIXe siècle, elle frappe le sujet de prostration et d’abattement et trouve également asile au xxe siècle dans le giron de la dépression et de son attirail thérapeutique chimique.

L'exposition

« La mélancolie. Génie et folie en Occident » se déroule du 10 octobre au 16 janvier 2006, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 20 h, le mercredi jusqu’à 22 h. Fermé le 25 décembre. Tarifs : billet avec réservation : 11,30 euros ; sans réservation : 10 euros ; réduit : 8 euros. PARIS, Galeries nationales du Grand Palais, avenue du Général Eisenhower, VIIIe, tél. 01 44 13 17 17.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°574 du 1 novembre 2005, avec le titre suivant : La représentation de la mélancolie

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