Art moderne

XXE SIÈCLE

La réalité augmentée d’Henri Michaux

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 9 mars 2018 - 814 mots

BILBAO / ESPAGNE

Le Musée Guggenheim Bilbao offre un panorama magnifique de l’œuvre du poète et peintre, s’achevant cependant sur ses créations décevantes réalisées sous l’emprise de la drogue.

« Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages. Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m’en vient sur le papier l’un après l’autre dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ? Ne seraient-ils pas simplement la conscience de ma propre tête réfléchissante ? », lit-ondans l’anthologie de textes de et sur Henri Michaux Henri Michaux.Peintures (Paris, Maeght, 1976). Ce passage du poète (1899-1984) illustre parfaitement la première section de l’exposition de Bilbao, dont le thème est le visage. Des visages ou plutôt des apparitions ; petites taches, formes molles qui s’étirent, qui ont renoncé à toute prétention à la ressemblance, à toute association avec l’être humain. Les têtes de Michaux, des figures filiformes en mouvement, qui émergent d’une coulée d’aquarelle informe, sont condamnées à une dissolution progressive. C’est au sujet de ces visages que le poète Jacques Dupin a pu écrire dans la préface : « une tête parfois surgit de flaques d’eau, de la boue… proche et sur le point de disparaître, sans cesser de nous fixer, de reculer, de ressurgir, de se dissoudre… ». Et il ajoute que dans cette œuvre, « toute forme est ouverte, toute configuration mouvante, tout visage fugitif et tout sens raturé ». Autrement dit, le visage redevient matière en deçà de toute forme définitive. Michaux, comme d’autres artistes de l’après-guerre, ne croit plus à une autre lecture de la face qu’une lecture embrouillée et vague, ne conserve du visage qu’une forme de ressemblance résiduelle. Le terme utilisé par lui, le « fantomisme », définit parfaitement cette quête de spectres.

Puis, l’exposition traite un autre pan de l’œuvre de Michaux nommé l’alphabet, celui du signe ou plus précisément de l’ambiguïté ou de la connivence entre le mot et le dessin, la lettre et l’image, bref entre la calligraphie et la graphie. Rien d’étonnant que l’artiste soit fasciné par Klee, ce maître incontesté des lettres enchanteresses, qui disait déjà : « écrire et dessiner ont un commun enracinement ». Tout commence par des feuilles sur lesquelles on trouve des rectangles qui évoquent immédiatement les tablettes d’argile, ces supports d’écriture utilisés dans les cultures lointaines. Sur chaque tablette, les signes, qui s’alignent selon un semblant de logique scripturale, sont en quelque sorte les abécédaires d’une langue elliptique, pour un jeu élaboré dont le sens reste équivoque. « Lettres » ou idéogrammes renvoyés à leurs origines, ils introduisent les traces d’une mémoire visuelle. Graduellement, toutefois, ces signes, issus d’une archéologie de l’imaginaire, se libèrent, prennent leur envol, dansent ou forment une partition musicale saccadée. Au fur et à mesure, les feuilles s’agrandissent et les lignes, des sillons guidés par le souffle du créateur, recouvrent la surface entière et se transforment en un paysage suggestif et improbable. Selon le commissaire de l’exposition, Manuel Cirauqui, on peut rapprocher ces jaillissements de l’expressionnisme abstrait. Sans doute. Michaux n’était pas sans connaître ce mouvement artistique, mais il semble que dans son œuvre, l’énergie soit davantage canalisée par un rythme secret. En ce sens, le rappel de la fascination de cet homme-orchestre pour la musique – quelques instruments témoignent ici qu’il a également pratiqué cette discipline – semble plus pertinent.

Quoi qu’il en soit, la manifestation de Bilbao, d’une richesse extrême, transmet une vision complète et complexe de l’œuvre d’Henri Michaux et aborde toutes ses techniques : huile, lavis, gouache, aquarelle, dessin, encre ou acrylique. Évitant le parcours chronologique, l’exposition s’achève sur la période qui se situe entre 1955 et 1959 – baptisée ici « la psyché altérée » – pendant laquelle l’artiste poussera son expérimentation jusqu’à faire usage d’hallucinogènes, comme la mescaline. Ces expériences se déroulaient le plus souvent sous la surveillance d’un médecin qui calculait précisément les doses ingérées et tenait un protocole d’observation médicale. Paradoxalement, ce sont les travaux réalisés sous l’emprise des substances psychotropes qui aboutissent aux résultats les moins convaincants, les moins de « l’autre côté », pour reprendre le titre de l’exposition. Les dessins, minutieux, se géométrisent, les motifs se répètent et forment des schémas relativement réguliers.

Tout laisse à penser que l’autocontrôle exercé par Michaux limitait sa liberté et freinait sa créativité. Celui qui a refusé, par esprit d’indépendance, de rejoindre les surréalistes et leur technique de l’automatisme, n’avait pas besoin de drogues pour inventer une réalité autre, pour entrer en contact avec ce que l’on a « de plus précieux, de plus replié, de plus vrai, de plus sien ». En dernière instance, face aux signes imagés de Michaux, on songe à un autre poète, René Char. Pour lui, en effet : « seules les traces font rêver ».

Henri Michaux : L’autre côté,
jusqu’au 13 mai, Musée Guggenheim, Abandoibarra Etorb, 2, Bilbao, Espagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : La réalité augmentée d’Henri Michaux

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