Suisse - Art moderne

Jean Fautrier, entre chien et loup

Par Juliette Hurtut-Kotowicz · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 896 mots

La montagne a été, pour Fautrier, un refuge familier et accueillant.

Vers 1926-1927, naissent, d’un séjour dans l’Oisans, huit paysages de lacs et de glaciers, prélude révolutionnaire aux peintures noires. Huit ans plus tard, à bout de ressources, Fautrier devient moniteur de ski et gérant d’hôtel, à Tignes puis Val d’Isère. La carrière du peintre est une succession d’à-pics vertigineux. Entre les sommets, des gouffres que les biographes n’ont pas encore élucidé complètement. Fautrier lui-même s’est constamment dérobé, par une fuite en avant. Élevé à Londres, il quitte la Royal Academy pour la Slade School, plus moderne mais dont il ne se satisfait pas davantage. Il y est d’ailleurs jugé trop technique. Très jeune, il expose à Paris des œuvres réalistes. Puis des nus, des natures mortes, des fleurs.

Dans les années 1920, la critique voit en lui un peintre réaliste, tenant d’un « courant humaniste », art rassurant qu’elle porte aux nues. Fautrier tranche dans le vif et s’arrache aux facilités commerciales. Commence la série cruelle des peintures noires, perdreaux dépecés, sanglier au ventre béant… Le ministère Poincaré fait un instant revenir l’optimisme économique et lui assure deux expositions clés, à la fin des années 1920, à la galerie Bernheim et au Salon d’automne. Le peintre est frappé par la crise. Il se retrouve bientôt sans moyen de subsistance. Fuit Paris pour la montagne. Devient excellent skieur. Puis, la mort dans l’âme, un commerçant qui ne peut plus pratiquer son art… Après guerre, les Otages sont célébrés par la critique. Sur la toile « de petites omelettes de blanc épais sur fond vert, indéfinissablement vert, et au pinceau sur les contours, le rappel discret d’un visage », selon les mots de Pierre Restany (Fautrier : trente années de figuration informelle, Paris, 1957). Une théorie de l’informel se cristallise sur l’œuvre de Fautrier, en qui l’on reconnaît un précurseur. Irascible, il se dégage brusquement d’une assimilation qui le dégoûte. Il ne voit, dans l’informel, que les produits dérivés par des peintres sans imagination, pures variations de matières, « papiers marbrés et autres stucs de lavabos ». Il expose la série des Objets en 1955 et affirme très clairement l’enracinement de son art dans le réel... Non content de fuir en avant, le peintre veut effacer toute trace de son passage. Il introduit lui-même une césure entre son art, avant et après-guerre, estimant que seul le second vaudrait la peine que l’on s’y intéresse. Et se retire, solitaire, à l’abri des feuillages touffus de sa « folie » dans la Vallée aux loups. L’artiste ne s’est pas toujours soucié de dater ses œuvres. D’où la difficulté à retracer la chronologie de certaines séries comme les Lacs et Glaciers, pourtant tournant important dans sa création. Fautrier est aussi l’inventeur malheureux des Originaux multiples. Multiples justifiés et défendus par leur créateur, comme possédant une qualité équivalente à celle de l’original, et donc pourrait-on presque dire, commercialement valable... Argumentation qui tire les conclusions du refus de l’œuvre unique et sacrée « conduisant à cette sorte de démonstration historique – le musée où elle s’expose dans un vide ». Créations multiples qui ont pour longtemps semé le désordre sur le marché, comme les œuvres non datées, la petitesse générale des formats. Problème accentué à la mort du peintre : pas de veuve ou de galerie attitrée pour défendre son œuvre.

Un artiste coupé de son public
Funeste fut aussi, dans un sens, la critique. Défendu par ses héros magnifiques, Malraux, Paulhan, l’art de Fautrier s’est retrouvé figé dans la beauté des textes et un peu coupé de son public. Ses propres choix, presque suicidaires, ont permis à Fautrier de figurer au rang des créateurs, de voir son génie reconnu à travers le talent de ses successeurs. Certains de ses tableaux, comme les paysages de montagnes ou de Port-Cros, ne furent découverts que bien après qu’ils furent peints. Ce décalage contribue à donner de son cheminement personnel une vision fausse en dents de scie. En Allemagne, dans les années 1970, quelques collectionneurs amoureux font redécouvrir l’œuvre du peintre des débuts. Les animaux dépecés, les nus réapparaissent, de plus en plus nombreux, au fil des expositions, à Hambourg, Cologne… Depuis la fin des années 1980, et la grande rétrospective du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, quelques expositions ont rendu justice à l’œuvre tout entier, pour souligner sa cohérence. Le propos de la fondation Gianadda reste le même : souligner les articulations chronologiques des différentes périodes. Et bien sûr, faire connaître le précurseur, souligner le tribut à Fautrier de l’abstraction lyrique à travers, malgré tout, l’informel. Les premiers empâtements apparaissent dans les paysages de montagnes, s’alourdissent dans les peintures noires. La lumière n’avait jamais été utilisée comme elle l’est alors par Fautrier. Les soies rêches, la fourrure soyeuse, les entrailles humides se devinent, entre chien et loup. Les ventres, les seins ronds émergent du fond noir qui les constitue. Les renflements de chair douce, la vie du corps est dévoilée humblement. Le peintre le maltraite, comme dans les Otages lacérés, mutilés, sans vraiment le livrer aux regards. Dans la série des Otages, au contraire, des couleurs « plombées » de l’enduit évoquent la putréfaction, sous une lumière crue, impitoyable. Restent les profils, les yeux ouverts, légers hiéroglyphes. Sous les chairs nues détruites, le spectateur a l’intuition que la vie, puissance mystérieuse, lui échappe une fois encore, dans la pénombre.

« Jean Fautrier rétrospective », MARTIGNY (Suisse), rue du Forum, tél. 41 027 722 39 78, 17 décembre-13 mars.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Jean Fautrier, entre chien et loup

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