« Il ne peut exister aucune abstraction »

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 16 décembre 2008 - 1169 mots

Après un passage par le surréalisme, Rothko adopte l’abstraction dans les années 1940. Une abstraction pensée d’abord comme un espace de communication entre le peintre et le spectateur.

En 1949, Rothko a 46 ans et un parcours de peintre et d’enseignant à son actif lorsqu’il consolide le « sujet » qui identifiera désormais son travail. Aux côtés d’Adolph Gottlieb, Willem De Kooning, Barnett Newman ou Jackson Pollock, il appartient à cette grande marmite picturale de l’expressionnisme abstrait, vague école désignant le nouvel élan donné à l’abstraction juste avant guerre (lire p 74). Une génération classifiée malgré elle, préparant le triomphe de l’art américain.
Au programme  : un artiste nouveau, moralement engagé, un renouvellement critique de l’avant-garde et une peinture balayant l’antagonisme entre peinture émotionnelle, intuitive, subjective, rangée au rayon de la figuration, et une peinture lucide et disciplinée, confinée au rayon abstraction. Rothko insistera d’ailleurs toujours sur ce point, refusant l’étiquetage de peintre abstrait. « Je dirai sans réserve, précise-t-il, que de mon point de vue il ne peut exister aucune abstraction. Toute forme ou tout espace qui n’a pas la pulsation concrète de la chair et des os, sa vulnérabilité à la souffrance et au plaisir, n’est rien du tout. »

La peinture et la vie ne font qu’un
En 1949, donc, il commence à peindre des plans frontaux, vibrants, charnels, appliqués à l’huile fluide sur de grands formats rectangulaires et verticaux. Pas d’illusion de profondeur, juste un « mur de lumière », une surface irradiante capable de saisir « le fini comme l’infini ». Ce que le célèbre critique américain Clement Greenberg décrira alors comme le color field, cette « planéité nouvelle qui vibre et respire ». La peinture ne représente plus la vie. Elle l’est.
Cette rencontre fulgurante entre peinture physique et métaphysique ne se fera pas sans tâtonnements. Marcus Rothkowitz, benjamin d’une famille d’immigrés russes de quatre enfants, fait ses armes dans les années 1920 auprès du peintre Max Weber. Très vite, il commence à établir une peinture figurative aux accents expressionnistes. Installé à New York et de plus en plus actif dans l’organisation solidaire des artistes, il suspend brièvement son activité de peintre en 1940, avant de choisir son nom  : Mark Rothko.
Mais il emprunte encore manifestement au surréalisme européen. Petit à petit, il commence à diluer sur la surface de la toile des éléments biomorphes et archaïques, sortes de créatures hybrides et sous-marines entre méduses et protozoaires d’inspiration mythologique. « C’est une idée très répandue parmi les peintres que le sujet importe peu, du moment qu’il est bien peint, insiste-t-il. Il n’est pas vrai que l’on puisse faire une bonne peinture à propos de rien, affirme-t-il avec Gottlieb et Newman en 1943. Nous affirmons que le sujet est essentiel et que le seul sujet qui vaille la peine est le tragique et l’éternel. Voilà pourquoi nous revendiquons une affinité spirituelle avec l’art primitif et archaïque. »

Rothko faiseur de mythes
Lecteur passionné de Platon et de Nietzsche, Rothko comprend qu’il élabore sa peinture dans un monde privé de mythes. En réponse à quoi, il établit ce sujet mythique  : le « ground colour », cette base irradiante et vibrante de la couleur.
« Nous sommes pour le grand format car il a l’impact du non-équivoque, poursuivent-ils. Nous souhaitons réaffirmer le plan pictural. Nous sommes pour les formes plates car elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité. » Autrement dit, ni illustration ni représentation. Rien d’extérieur au message pictural, qui sera désormais véhicule du tragique de l’homme moderne, « l’expression simple d’une pensée complexe ».
Et pour ce faire, Rothko va travailler la couleur, la texture et l’échelle  : des aplats, rectangles monochromes aux contours indécis, une surface à éprouver au plus près, des contrastes de textures et de tons. Tantôt brillante, tantôt mate, tantôt fluide, tantôt compacte et opaque, la surface se fait sensible et irradiante et introduit dans sa pratique un effacement de soi qui l’éloigne un peu plus de l’expressivité du geste défendue par un Pollock ou un De Kooning.
Avec le succès public dans les années 1950, viennent les premières critiques. « C’est très joli, décoratif, mais c’est tout », dira de lui Francis Bacon [exposé jusqu’au 4 janvier à la Tate Britain de Londres, lire L’œil n° 607]. Une attaque récurrente. On le suspecte de systématiser des surfaces qui ne se réfèrent à rien d’autre qu’à elles-mêmes. Là où Rothko parle éternité et tend vers une compréhension métaphysique et émotionnelle de son médium. Là où sa peinture, défendue comme une « réponse inattendue et inédite à un besoin éternellement familier », est d’abord le théâtre d’une attente. Celle de l’expérience intime et méditative du spectateur. « C’est notre fonction en tant qu’artistes de faire voir le monde au spectateur de notre façon – pas de la sienne. »

Les 4 saisons de Rothko

Noyau dur de l’exposition, la série des panneaux du Seagram Building fait magistral événement dans le parcours. Privilège de la Tate, qui en possède déjà neuf, l’exposition rassemble pour la première fois pas moins de seize de ces gigantesques et sombres muraux. Et nul doute que l’histoire complexe – largement commentée – qui les mena là plutôt qu’à leur destination première leur concède comme un supplément d’intensité.

Peinte à l’origine pour un restaurant chic de New York, les toiles reviendront à la Tate de Londres
En 1958, Rothko répond à une commande des distilleries Seagram, qui viennent de s’offrir une somptueuse vitrine new-yorkaise : un immeuble luxueux, tout de verre et d’acier, signé Mies van der Rohe et Philip John-son sur Park Avenue. On confie au peintre la réalisation de muraux pour les salles à manger privées du restaurant, le Four Seasons.
D’abord enthousiaste, Rothko simule les proportions des lieux dans un gigantesque atelier sur Bowery. Il y peint une trentaine de panneaux – bien que les murs du dining room ne puissent en accueillir que sept. Noirs profonds, bruns mats, marrons glacés, rouges sourds alternant horizons filant sur de longs formats paysagers et lames verticales, les champs s’éloignent des vibrations solaires et irradiantes jusqu’ici en cours. Bientôt, il n’est plus question d’espace public, pas plus que de décor ou de riches clients attablés sous les toiles crépusculaires.
Au bout d’un an, Rothko renonce. Et garde les panneaux. Comme un écho au parfait modèle de la bibliothèque Laurentine de Michel-Ange, il veut un environnement concentré, tout entier livré aux peintures et au recueillement oppressé des spectateurs, quelque chose qui leur donnerait le sentiment « qu’ils sont enfermés dans une pièce où toutes les issues ont été condamnées ». Le luxueux Four Seasons ne peut évidemment pas y prétendre.
La Tate prendra le relais. Les premières pistes d’accrochage sont discutées avec Rothko, qui lègue un fragment de l’ensemble en 1966. Mais c’est en 1971, un an après la disparition du peintre, que le musée sanctuarise une admirative et respectueuse « Rothko Room », assemblée foudroyante sur fond sombre de formats monumentaux qui dialoguent hauts et serrés en une longue frise. Ou l’utopie de l’immersion émotionnelle réalisée.

Comprendre… l’école de New York

L’Amérique d’avant guerre est le théâtre d’un véritable renouvellement de l’avant-garde picturale. En peinture, le mouvement prend forme autour d’une génération et diverses formes d’expressions (lire « Repartir à zéro », L’œil n° 608).

Expressionnisme abstrait
Pollock, De Kooning, Kline, Newman, Rothko, les personnalités qui émergent durant la guerre sont parfois en désaccord, mais toutes prennent leur distance avec l’abstraction géométrique venue d’Europe et remettent l’émotion en selle. « Ce qu’ils pensent en commun ne trouve son expression que dans ce qu’ils font séparément », dira à leur sujet le critique américain Harold Rosenberg. Dès les années 1950, les divergences s’énoncent. Deux courants sont perceptibles.

L’Action painting : Pollock, Kline, De Kooning. Le geste énergique exprime. C’est aussi un événement que l’on peint ;

Le Color field : Rothko, Gottlieb, Still, Motherwell, Newman. Les formats monumentaux sont à la conquête de tout le champ de vision et jouent une partition essentiellement fondée sur la surface et les aplats colorés.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°609 du 1 janvier 2009, avec le titre suivant : « Il ne peut exister aucune abstraction »

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